[Actu] Vol record pour le Tu-160M

C’est le Ministère de la Défense de Russie qui l’a annoncé le 19 septembre: deux Tupolev Tu-160(M) ont battu le record de vol de très longue durée parcourant pas moins de 20.000 Km en 25 heures avec trois ravitaillements en cours de route, ces derniers nécessitant l’emploi de pas moins de six IL-78(M). Le précédent record (pour cet appareil) étant détenu depuis 2010 par deux autres Tu-160 qui étaient restés en l’air respectivement 23 heures et 32 minutes ainsi que 24 heures et 22 minutes.

Le Tu-160 codé 11 Rouge au roulage à Engels après son vol de 25 heures. Image@Министерство обороны РФ

Bombardier stratégique lourd conçu à l’époque soviétique, le Tupolev Tu-160 (code OTAN: Blackjack) est en service à raison de seize exemplaires au sein des forces aériennes russes (VKS) sa mise en œuvre et son exploitation étant du ressort du commandement de l’aviation à long rayon d’action (Дальняя Авиация / Dal’nyaya Aviatsiya); ce commandement gérant l’ensemble des bombardiers russes (qu’ils soient stratégiques ou non), c-à-d les Tupolev Tu-22M3(M), Tu-95MS(M) et enfin Tu-160(M). Conçu pour pouvoir frapper vite et très loin, le développement du Tu-160 a été initié en 1967 et visait à répondre à un problème en apparence simple: Comment pénétrer en profondeur le dispositif ennemi tout en évitant (au maximum) le système de défense anti-aérienne de l’ennemi? La réponse envisagée par les soviétiques fut de parier sur la vitesse: là où un Tu-95 Bear et/ou un M-4 Bison pouvaient franchir de très longues distances, leur vitesse faible faisait d’eux des cibles faciles pour les défenses anti-aériennes.

Le Tu-160 est, de base, un avion élégant mais de plus les photographes russes savent comment le mettre en valeur. Image@Yuriy Kiselyov

Appareil très élégant surnommé « Cygne Blanc » (Белый Лебедь) et présentant des dimensions imposantes, le Tu-160 dispose d’une distance franchissable de 13.950 Km (rayon de combat: 7.300 Km) cette distance pouvant être augmentée grâce à l’emploi du ravitaillement en vol, une perche rétractable étant implantée dans le nez de l’appareil sur le dessus. La charge offensive maximale est de 45 tonnes (missiles Kh-555, Kh-101 et Kh-102) tandis que la masse maximale au décollage de l’appareil est de 275 tonnes (masse à vide: 110 tonnes); le tout peut atteindre une vitesse maximale de 2.200 Km/h (haute altitude) et de 1.030 Km/h (niveau du sol). L’appareil est doté d’ailes à géométrie variable (qui furent une des raisons dans les difficultés techniques ayant conduit à un temps de développement aussi long) et la propulsion est assurée par quatre turboréacteurs NK-32 (NK-32-02 pour les appareils modernisés) qui développent une poussée maximale de 176,5 kN et de 245,17 kN (chacun) avec post-combustion.

Le processus de développement et de mise au point de l’avion, baptisé Tu-160 (code projet Izd.70), fut extrêmement long et complexe (ainsi qu’onéreux) ce qui se comprend aisément vu les performances attendues de l’avion: il faudra attendre le 18 décembre 1981 pour assister au vol du premier prototype de Tu-160, l’appareil portant le numéro de Bort 18 Gris. La production en série va débuter dès 1984 au sein de l’usine KAPO (Kazan) et c’est en date du 25 avril 1987 (soit vingt ans après le lancement du programme) que les deux premiers Tu-160 vont atterrir à leur base d’affectation de Priluki (actuellement en Ukraine) au sein du 184 TBAP (escadron de bombardement lourd).

Le premier prototype du Tu-160 qui deviendra le 18 Gris. Image@?

La production du Tu-160 va survivre quelques temps à la disparition de l’URSS mais celle-ci sera arrêtée sur ordre du président russe, B.Eltsine, en 1993, ce dernier pensant que les USA arrêteraient la production du Northrop B-2 Spirit en contrepartie. Pour ne rien arranger: le transfert des Tu-160 produits au sein de la force aérienne russe va poser de grosses difficultés puisque les appareils présents sur le territoire ukrainien sont restés dans la dotation du pays qui ne disposait pas des moyens (techniques, humains et financiers) de les exploiter. Après de nombreuses péripéties, la force aérienne russe va réussir à récupérer une partie des avions ukrainiens, le solde des appareils étant détruit sur place (certains avions avaient moins de 100 heures de vol au compteur!) grâce à des financements américains.

La flotte de Tu-160(M) russes va se stabiliser au fil des années à seize appareils actifs basés à Engels au sein du 121 TBAP, un dix-septième servant à des tests étant exploité par l’OKB Tupolev. En vue de recapitaliser sa flotte existante, la Russie a lancé un programme de modernisation (phasé) de sa flotte de Tu-160, les faisant dans un premier temps passer au standard intermédiaire Tu-160M(1) avec remplacement de certains composants embarqués, suivi dans un deuxième temps de travaux plus étendus qui visent à remplacer les réacteurs, l’équipement embarqué ainsi qu’accroître la dotation en armements, l’avion passant au standard Tu-160M2. De plus, outre le développement d’un nouveau bombardier stratégique – l’Izd.80 PAK DA – la Russie a décidé en 2015 de relancer la production du Tu-160 sous le même standard Tu-160M2; ceci lui permettant d’accroître rapidement son parc de bombardiers stratégiques tout en se libérant du temps pour développer le PAK DA. Le premier avion entièrement neuf devrait sortir d’usine d’ici quelques mois, en 2021.

Déjà détenteur de 44 (45?) records (charge utile, endurance, vitesse), les russes ont décidé de pousser le Tu-160M un peu plus loin dans ses retranchements en matière de vols de très longue durée: deux Tu-160M, les 11 Rouge et 17 Rouge (voir tableau ci-dessus pour les détails techniques des appareils) sont partis de la base d’Engels le 18 septembre et ont parcouru une distance de 20.000 Km en 25 heures (vitesse moyenne: 800 Km/h) avant de revenir à leur base d’attache le 19 septembre.

Le plan de vol qui présente une forme de rectangle aux bords (très) arrondis a vu les deux Tu-160M, pilotés par le Major-Général (Генера́л-майо́р) Oleg Pchela et le Lieutenant-Colonel (Подполко́вник) Sergei Volkovitsky, se diriger vers le nord de la Russie avant de suivre un trajet survolant les eaux internationales de l’Océan Arctique et de l’Océan Pacifique ainsi que des mers de Barents, Kara, Laptev, et Tchouktches. Durant leur vol, les appareils volèrent à proximité des côtes de l’Alaska et furent escortés notamment par des appareils russes (Su-35S) dans certaines des zones traversées (appareils du 22 IAP de Tsentralnaya Uglovaya sur la zone Pacifique, notamment) ainsi que par des appareils d’autres forces aériennes (F-22 accompagnés de KC-135R et E-3 de l’USAF): au total, pas moins de trois ravitaillements en vols ont été assurés nécessitant de mobiliser pas moins de six Ilyushin IL-78(M).

Carte illustrant de manière simplifiée le trajet suivi par les deux Tu-160(M). Image@TV1

Les équipages ont été salués à leur retour à la base d’Engels par le commandant de l’aviation à long rayon d’action, le Lieutenant-Général Sergey Kobylash, ceci se faisant en présence de plusieurs médias russes invités pour l’occasion.

Le Tu-160 n’en est pas à son coup d’essais en matière de vols de très longue durée, il est vrai qu’au vu de son imposant emport en carburant (148 tonnes) ainsi que sa capacité à être ravitaillé en vol: l’appareil est taillé pour les vols nécessitant une endurance importante. Le Tu-160 dispose en outre des équipements de base pour assurer un confort « relatif » à l’équipage (équipements de cuisine et sanitaire notamment). Le précédent record en matière d’endurance du Tu-160 remonte aux 9 et 10 juin 2010 et vit deux Tu-160, le 06 Rouge en compagnie du 16 Rouge parcourir une distance de 18.000 Km et rester en l’air 23 heures et 32 minutes pour l’un et 24 heures et 22 minutes pour l’autre. Ce record ayant tenu jusqu’au 19 septembre 2020.

Le Tu-160M codé 17 Rouge vu au-dessus de Moscou. Image@Sergey Kouzmichkin

Il est parfaitement évident que ce « record » est loin d’être anodin dans le contexte actuel. L’augmentation significative des vols de reconnaissances (vols quotidiens de RC-135W/P-8A de l’USAF et de la RAF) opérés à proximité des frontières russes (tout en restant dans les eaux internationales) principalement en Mer Noire (près de la Crimée) et en Mer Baltique (près de Kaliningrad) ainsi que l’emploi il y a quelques jours de B-52H pour des vols en Ukraine font que la Russie, qui communique régulièrement sur ces derniers en publiant les statistiques et images des escortes réalisées, apporte une réponse à ces vols. Il est d’ailleurs intéressant de constater que ce vol de très longue durée qui aurait largement pu être réalisé à plus grande proximité de la Russie (si le seul et unique but poursuivi avait été de faire tomber un « record ») suit un trajet qui l’a emmené le long des côtes de l’Alaska. Difficile de faire plus limpide comme message.

Outre l’aspect politique de ce record, il y a un aspect technique pour le moins intéressant: en effet, il est indiqué que pour réaliser un tel vol de très longue durée, les VKS ont du déployer pas moins de six citernes volantes IL-78(M) pour assurer le ravitaillement des deux Tu-160(M); soit presque 30% de la flotte de ravitailleurs en vol russes disponibles! Bien évidemment la durée du vol n’est pas complètement représentative des profils de vols classiques des Tu-160(M) mais il permet de mettre le doigt sur un problème important rencontré par les forces aériennes russes: le manque de « multiplicateurs de forces » et principalement le manque de citernes volantes ainsi qu’indirectement les capacités offertes de ces dernières.

Le Tu-160M codé 11 Rouge vu au retour de son vol de 25 heures. Image@Министерство обороны РФ

Sans revenir en détails sur l’IL-78(M) et les citernes volantes russes, il s’agit d’un bon indicateur de l’existence d’un manque à combler dans ce domaine, d’autant plus important si la Russie envisage d’assurer plus régulièrement des vols de patrouille de très longue durée ce qui est probable avec l’accroissement à venir de la flotte de Tu-160M (premier appareil neuf à recevoir dès 2021); dis autrement, il faudra que la Russie intègre la maxime de l’USAF: « Nobody kicks ass, without tanker gas » et se décide à enfin à combler ce manque dans son parc aérien dont l’accroissement va devoir suivre celui de sa flotte de bombardiers stratégiques.