[Actu] Su-57 et S-70: quels emplois?

Une vidéo publiée il y a quelques jours sur le site du Ministère de la Défense de Russie permet de voir un vol de démonstration d’un vol commun comprenant un drone S-70 Okhotnik (Oхотник / Chasseur) accompagné par un des prototypes T-50 (Su-57). Si cette vidéo n’apporte pas d’informations réellement neuves en ce qui concerne les deux appareils, elle permet néanmoins de soulever indirectement quelques questions utiles sur lesquelles il est utile de se pencher.

Appareil dit de Cinquième Génération, le Su-57 est conçu en tant qu’avion multirôle furtif dont la mission principale sera de pouvoir être employé dans des zones aériennes à permissivité restreinte tout en disposant d’une batterie de capteurs embarqués optimisés pour assurer la détection des cibles ennemies offrant une SER (Surface Equivalente Radar) réduite. Selon les traditions soviéto-russes, le Su-57 est prévu pour donner naissance à une famille d’appareils optimisés pour certains rôles spécifiques, à l’instar du T-10 (Su-27) et de sa très (!) prolifique famille.

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Le prototype T-50-4. Image@Ilya the Nightingale

Le drone S-70 (et non Su-70, comme on peut le lire parfois) quant à lui est un drone lourd conçu pour effectuer des missions d’attaque, de collecte de renseignements, et de reconnaissances à longue portée dans des espaces aériens contestés soit de manière indépendante soit en collaboration avec d’autres appareils dont notamment le Su-57. Vu les emplois envisagés de ce drone, il a été conçu pour offrir une SER la plus faible possible tout en étant équipé d’une importante capacité d’emport en soutes internes.

Un prototype T-50, le T-50-3 pour être précis, a été modifié au niveau des équipements embarqués en vue de servir d’appareil de test et de commandement pour le S-70; certains équipements du drone ayant été installé sur son grand-frère piloté en vue d’accélérer son développement ainsi que sa mise au point. De plus, depuis le salon MAKS 2019 on dispose de la confirmation que le design de l’Okhotnik est amené à évoluer à terme: la tuyère massive du prototype sera remplacée par une tuyère intégrée dans les lignes générales du drone tout comme les antennes et protubérances présentes sur le fuselage sont amenées à disparaître.

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Cette maquette vient donc apporter la confirmation de ce qui semblait presque une évidence: le prototype Okhotnik qui a effectué son premier vol officiel le 3 août de cette année est très loin d’être la version aboutie de l’appareil. Le développement de l’Okhotnik a été initié en 2011 et il semble que la mise au point de ce qui est avant tout un démonstrateur technologique soit un moyen de tester à la fois le concept même, les choix techniques posés ainsi que la collaboration avec les autres appareils avec lesquels ce dernier est censé être employé, dont le Su-57.

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Le futur de la force aérienne russe? Le tandem Su-57/S-70. Image@mil.ru

Si nous ne revenons pas sur les questions techniques relatives au S-70, ces dernières ayant déjà été abordées auparavant, il est beaucoup plus pertinent de se poser la question de l’utilité de l’Okhotnik ainsi que l’usage de ce dernier en collaboration avec le Su-57. Les deux appareils se différencient sur un point élémentaire; le Su-57 est supersonique et disposera de la supercroisière à terme une fois les réacteurs Izd.30 installés tandis que l’Okhotnik disposera d’une vitesse maximale subsonique haute (les sources diffèrent sur cette question mais vu la configuration de l’appareil, la capacité supersonique est hautement improbable), la supercroisière n’étant en plus pas envisagée. On le voit donc sur ce premier point les deux appareils disposeront de profils de vols antagoniques; cependant le S-70 et le Su-57 présentent comme caractéristique principale commune un travail important sur la furtivité leur permettant d’agir discrètement dans des zones fortement défendues.

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Le prototype T-50-3 spécialement modifié pour être employé avec le S-70. Image@Vyacheslav Grushnikov

Il s’agit d’ailleurs du point mis en avant pour justifier la coopération Su-57/S-70: le premier sera apte à contrôler le deuxième en vol ou à travailler en coopération avec celui-ci sur des missions où l’engagement d’un avion piloté en première ligne se révélerait trop dangereux; le S-70 ouvrant la voie au Su-57 soit en identifiant les cibles à distance tout en communiquant les données de celles-ci soit en effectuant une frappe préliminaire. Cette optique se conçoit parfaitement, cependant il est probable que la doctrine d’emploi du S-70 soit plus étendue qu’on ne l’imagine, en effet les missions envisagées pour ce dernier sont les suivantes:

  • Missions d’attaques dans des environnements fortement défendus
  • Missions de reconnaissance
  • Missions de collectes d’informations ELINT/SIGINT
  • Missions de guerre électronique

Et c’est là que les choses deviennent intéressantes; la force aérienne russe présente un manque cruel d’appareils modernes aptes à assurer la reconnaissance avancée ainsi que la guerre électronique. Certes, il existe bien certaines plate-formes (IL-20, IL-22PP, Su-24MR, A-50U) mais ces dernières sont soit disponibles en trop faible quantité que pour être réellement efficaces (IL-20, IL-22PP et A-50U) ou alors présentent des capacités que l’on peut qualifier de largement obsolètes (Su-24MR). La Russie en est parfaitement consciente vu le déploiement de plus en plus généralisé de pods de brouillage Khibiny sur les appareils de première ligne ainsi que le déploiement à court terme de pods de brouillage complémentaires sur les bombardiers tactiques Su-34 ajoutant à ces derniers une capacité de brouillage accrue leur permettant de protéger un groupe d’appareils. D’un point de vue de la capacité de reconnaissance aérienne, cette dernière repose encore sur le Su-24MR qui dispose d’une batterie de capteurs embarqués très loin d’être de première jeunesse; la mise au point d’une version dédiée de reconnaissance du Su-34 ayant été abandonnée au profit de l’emport de pods spécifiques, c’est ce dernier également qui se chargera à terme des missions de reconnaissances aériennes.

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Ce Su-34 illustre une configuration qui tend à devenir la norme sur cet appareil: la présence de deux pods de brouillage Khibiny en extrémité de voilure. Image@Dmitriy Ryazanov

Malgré ses indéniables qualités, le Su-34, vu son appartenance à la famille du Flanker est un appareil massif et peu discret; ceci cadrant mal avec le besoin de discrétion nécessaire pour assurer des missions de frappes ou de reconnaissances en première ligne dans certains type d’environnements (notamment ceux qui sont fortement défendus). C’est là qu’on commence à voir l’intérêt que l’Okhotnik peut avoir; envoyé en première ligne pour assurer soit une frappe de décapitation en amont de l’arrivée d’un groupe de Su-34 soit une mission de repérages des cibles ou des missions de brouillage sur zone avant l’arrivée des bombardiers tactiques (ou de tout autre appareil), il offre donc une option moins onéreuse et moins dangereuse pour les équipages engagés en première ligne.

D’un point de vue opérationnel, cette théorie tient la route et suit en partie le concept de « Loyal Wingman » développé par Boeing; ce concept envisage la mise en oeuvre de drones bon marché qui déployés en compagnie d’avions pilotés peuvent servir soit de leurres pour protéger les avions notamment face aux défenses anti-aériennes ou alors d’apporter des capacités complémentaires (offensives/reconnaissances/désignations de cibles) aux avions, le but final étant de favoriser la perte d’un drone au lieu d’un avion qui est un système d’armes beaucoup plus onéreux (en plus des vies humaines). Comparaison n’est pas raison et l’Okhotnik suit cette logique mais de loin, pouvant clairement assurer le rôle de « Loyal Wingman » il ne s’agit par contre pas d’un appareil bon marché dont la perte serait anecdotique; à l’inverse il s’agit d’un appareil aux dimensions imposantes offrant une charge offensive conséquente, on s’éloigne donc fortement du concept initial. De plus, l’Okhotnik est conçu en priorité pour fonctionner de manière entièrement automatisée, piloté par le sol ou encore par un Su-57: ce modèle est donc conçu avec une capacité de fonctionnement qui tranche avec le concept développé par Boeing.

En outre, vu le gabarit du S-70 (bien mis en évidence dans la vidéo ci-dessus), on se retrouve face à un drone qui présente des dimensions générales fort similaires à celles d’un MiG-29/MiG-35: il n’est donc pas difficile de voir l’intérêt que peu représenter un tel drone pour les forces aériennes russes qui ne disposent pas en tant que tel d’un avion moderne dans cette classe (chasseur léger), l’acquisition de MiG-35 ne semblant pas vraiment soulever un enthousiasme débordant de la part des VKS.

Deux annonces récentes parues dans la presse russe laissent apparaître en filigrane le chemin envisagé pour le développement de l’Okhotnik ainsi que pour sa doctrine d’emploi; le Su-57 va recevoir une nouvelle version du système crypté de communication et transfert d’informations répondant au nom d’OSNOD. Ce système développé dans le courant des années 1970 est l’équivalent russe des systèmes de liaison de données tactiques et a été amélioré à plusieurs reprises avec plusieurs standards consécutifs, ce dernier étant globalement similaire aux Link 11 et Link 16 employés notamment au sein de l’OTAN. La nouvelle version du système OSNOD équipant le Su-57 a été renforcée pour pouvoir fonctionner dans des environnements de brouillage intense et elle sera dérivée pour équiper également le drone S-70, l’avantage du système étant qu’outre la fonction d’échanges d’informations permettant d’employer le S-70 pour désigner les cibles à détruire dont le Su-57 se chargera à distance de sécurité, il permettra également de contrôler directement ce dernier en vol mais les nouvelles ne s’arrêtent pas là puisque le Su-30SM dans le cadre de sa modernisation va être équipé de la même version du système OSNOD.

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Vu sous cet angle, on appréhende mieux la taille conséquente du S-70. Image@mil.ru

De manière plus large, il en va de même en ce qui concerne les bombardiers stratégiques; vu la capacité d’emport théorique du S-70, il n’est pas du tout illusoire de voir des S-70 accompagner et/ou précéder des Tu-160M2 ou des PAK DA (qui disposeront très certainement de la même version du système OSNOD) en vue de dégager la voie à une frappe en profondeur en territoire ennemi, minimisant d’autant le risque de perte d’un (ou de plusieurs) bombardiers stratégiques ou en servant de système de désignation des cibles en stationnant sur zone en attendant l’arrivée des bombardiers stratégiques. Les possibilités d’emploi qu’offrira à terme le S-70 sont multiples, ce dernier étant bien aidé par sa grande taille qui lui offre une charge offensive conséquente, néanmoins le bénéfice qu’apporte sa taille doit être minoré par le fait qu’il sera plus facilement détectable qu’un appareil de taille plus réduite.

On voit donc dans quelle direction se dirige la Russie: mettre en oeuvre un système de communication/contrôle sécurisé pouvant être employé par un grand nombre d’appareils qui offrira à ces derniers la capacité de communiquer avec et de contrôler à distance le drone Okhotnik et/ou tout autre appareil (le S-70 n’est pas le seul drone en cours de développement) équipé de la sorte. Avec le Su-57 ainsi que le Su-30SMD équipés en priorité du système OSNOD de dernière génération, avec une modernisation en vue du Su-34M qui disposera plus que probablement du même système (vu que le S-70 sera produit au sein de la même usine que le Su-34); on peut sans trop prendre de risques déterminer que le S-70 ne sera pas qu’un appareil offensif envoyé en amont des appareils pilotés pour assurer des frappes de décapitation/précision mais qu’il sera également un multiplicateur de forces en alimentant en informations les avions en aval et conçu pour travailler à la fois avec le Su-57 mais à plus long terme également avec les autres appareils qui forment le gros de la flotte aérienne russe. Ce point indique que la Russie a enfin franchi le pas de l’intégration plus poussée au sein de ses doctrines d’emplois des drones et à plus long terme de l’intelligence artificielle.

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Bientôt précédés par un groupe de S-70? Ce n’est pas impossible. Image@Yury Stepanov

Bien que partant avec un grand retard dans le domaine des drones et de leur emploi, l’engagement en Syrie ainsi que les progrès réalisés dans ses programmes nationaux (généreusement financés) font que la Russie débute enfin progressivement l’intégration des drones de première ligne dans sa force aérienne (ainsi qu’au sein de la Marine) tout en développant les doctrines d’emploi nécessaires. Plus encore que l’arrivée du Su-57 qui est appelé à renouveler (en partie) la force aérienne russe, il y a fort à parier que l’Okhotnik ainsi que les développements liés vont symboliser une évolution beaucoup plus fondamentale de la force aérienne russe d’ici 5 ans, ce délai étant dicté par l’arrivée des premiers drones de série qui sont attendus en 2024. Il est vrai qu’avec les capacités techniques théoriques (n’oublions pas qu’il s’agit pour l’instant d’un démonstrateur technologique) offertes par le S-70; ce dernier offre une grande polyvalence le rendant à terme incontournable au sein de l’ORBAT russe, le seul facteur qui déterminera son emploi (ou non) en grandes quantités étant au final toujours le même: son coût définitif.

Il restera à voir si l’arrivée du S-70 se fera au détriment des chasseurs légers et plus particulièrement du MiG-35? L’avenir nous le dira.