[Actu] Deux navires porte-hélicoptères bientôt mis sur cales?

Suivre l’actualité en rapport avec la Russie est souvent un exercice délicat vu les successions d’annonces et démentis sur une même question qui peuvent se suivre en ordre très rapproché. L’annonce récente de la mise sur cale dans quelques mois des deux premiers navires du type navires d’assaut amphibies (UDKУниверсальный десантный корабль / Navires d’assaut amphibie) au sein du chantier naval Zaliv de Kerch a entraîné la publication de plusieurs articles de presse sur ce sujet mettant en avant une certaine forme d’indécision sur cette question.

Tout a démarré avec un article du journal Tass daté du 11 septembre qui indique que le chantier naval Zaliv de Kerch mettra sur cale en mai 2020 le deux premiers UDK avec comme objectif une mise en service de la tête de série avant la fin du GPV soit en 2027 et du deuxième navire (donc le premier navire de série) en 2030. La réaction ne s’est pas faite attendre puisque dans la journée, le patron du holding OSK chapeautant la construction navale russe, Alexeï Rakhmanov a démenti qu’une mise sur cale soit planifiée chez Zaliv pas plus qu’un projet d’UDK ait été sélectionné. Les choses auraient pu en rester là mais il n’en fut rien, puisque le journal Tass a enfoncé le clou en date du 23 septembre confirmant via une représentante officielle que des travaux préparatoires au sein du chantier naval Zaliv allaient être lancés en vue de préparer la mise sur cale de deux navires UDK.

Alors qu’une telle mise sur cale ne devrait en toute théorie pas soulever autant de discussions, les objections du patron du holding OSK sont loin d’être anodines et nous allons voir pourquoi.

Le chantier naval Zaliv

Passé dans le giron russe suite à l’annexion de la Crimée; le chantier naval Zaliv, basé à Kerch près du détroit éponyme, apporte une capacité de construction importante pour la Marine Russe. Disposant d’installations de production relativement modernes bien que nécessitant certains travaux de rénovation; ce chantier naval ajoute un élément faisant cruellement défaut au sein de la construction navale russe: une cale sèche de grandes dimensions.

  • Longueur: 354,2 m
  • Largeur: 60 m
  • Hauteur d’eau: 11 m
  • Pression maximale admise sur le fond de cale: 400 T/M
  • Pression maximale admise sur les parois de cale: 200 T/M

La cale sèche du chantier naval Zaliv dispose en plus de la capacité à être divisée en deux; la subdivision de celle-ci se faisant via une porte intermédiaire pouvant être déplacée permettant d’adapter la taille de la zone de travail souhaitée en fonctions des travaux à réaliser.

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La cale sèche du chantier naval Zaliv. La présence de quatre navires de taille respectable permet de mieux appréhender les dimensions de cette dernière. Image@GMaps / Montage@RS

Anciennement propriété de l’oligarque ukrainien Kostyantyn Zhevago, le chantier naval Zaliv est actuellement sous la tutelle du chantier naval Zelenodolsk, dirigé par Renat Mistakhov, qui appartient à la holding financière AK Bars basée à Kazan et très proche du gouvernement de la République du Tatarstan. Le chantier naval est donc maintenu hors de la holding OSK qui concentre le gros des installations de productions navales russes; ceci peut paraître anecdotique mais a toute son importance dans la question abordée ici.

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Vue générale du chantier naval Zaliv. On voit mieux la possibilité de séparer la cale sèche. Image@RT.com

Occupant une place intéressante pour la Marine Russe puisque donnant accès à la Mer Noire et la Mer Méditerranée, le chantier naval Zaliv apporte d’importantes capacités d’entretien et de construction pour la Flotte de la Mer Noire ainsi que pour les navires se rendant en Syrie. Cependant, le passage – obligatoire – via le détroit des Dardanelles et du Bosphore pour accéder à la Méditerranée est strictement réglementé par la Convention de Montreux (1936) qui pose tout un ensemble de conditions restrictives en ce qui concerne le transit de navires militaires tels que les sous-marins (obligation de passage en surface notamment) et les porte-avions ainsi que la nécessité pour tous les navires militaires d’annoncer au préalable son passage.

Les navires UDK

Alors que la Russie a initié un renouvellement très tardif de sa flotte de navires de transport et débarquement (BDK / Большие десантные корабли) avec le très contesté projet Ivan Gren (Izd.11711) dont la première unité éponyme a été admise au service en 2018 tandis que le deuxième, baptisé Petr Morgunov, devrait rejoindre le service à la fin de l’année 2019. Deux unités supplémentaires d’un design modifié ont été mises sur cales en avril 2019 pour une admission au service envisagée à l’horizon 2023-2024; ces navires se caractériseront notamment par un déplacement accru à 8.000 tonnes, des qualités de tenue à la mer améliorées, une capacité d’emport en hélicoptères accrue, ainsi que des superstructures redessinées (concentration à la proue).

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Une image d’un des deux Ivan Gren en version modifiée tel qu’attendu en 2023-2024. Image@Yantar Shipyard

Cependant la Russie veut aller plus loin en passant à l’étape supérieure avec la création d’un navire plus lourd apte à prendre la relève des navires BPC Mistral qu’elle avait commandé le 25 janvier 2011 mais qu’elle ne recevra finalement jamais suite au refus de la France de livrer en rétorsion à l’annexion de la Crimée par la Russie. Ayant pris conscience des lacunes de la flotte ainsi que du besoin de disposer d’un navire offrant une importante capacité de transport de matériels permettant en outre de déployer facilement des troupes, ces lacunes ayant été mis plus en avant depuis l’engagement des troupes en Syrie, la Russie se retrouve donc au pied du mur et se voit presque dans l’obligation de mettre sur cale des navires adaptés à ses besoins.

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L’Ivan Gren, tête de série vu ici lors de sa remise à la Marine Russe. Image@Tass.ru

La Russie dispose de deux projets de navires d’assaut et débarquement (UDK dans la classification locale): le Priboy dessiné par le bureau de design Nevskoye PKB et le Lavina dessiné par le centre de recherches étatiques Krylov. L’un se caractérisant par un déplacement plus important que l’autre; environ 24.000 tonnes à vide pour le Lavina et 15.000 tonnes à vide pour le Priboy. Vu que les annonces parlent de la mise sur cale d’un navire présentant un déplacement d’environ 15.000 tonnes, on peut sans trop hésiter se douter que c’est le design Priboy qui a été sélectionné, ou tout du moins une variante de ce dernier.

Au niveau des caractéristiques du Priboy, les informations suivantes (à prendre avec les pincettes de rigueur vu que nous sommes face à un projet) sont disponibles:

  • Déplacement à vide: environ 15.000 tonnes
  • Longueur: 200 m
  • Largeur maximale: 34 m
  • Tirant d’eau: 7,5 m
  • Vitesse: entre 14 et 20 noeuds
  • Distance franchissable: 9.700 Km
  • Endurance: 60 jours
  • Equipage: 400 personnes
  • Armements: canon A190 (1), Pantsir-M (2), Palash (3)
  • Capacité d’emport: jusqu’à 16 hélicoptères
  • Présence d’un radier

On voit donc assez facilement que le saut capacitaire par rapport au navires de la classe Ivan Gren  (déplacement de 6.000 tonnes en version d’origine et 8.000 tonnes en version modifiée) va donc du simple au double avec des performances attendues beaucoup plus élevées; que ce soit en endurance ou en capacité de transport.

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La maquette du projet Priboy présentée durant le salon Army 2015. Image@?

Ce faisant, si la mise sur cale de tels navires se confirme, il s’agirait de plusieurs nouveautés pour la Marine Russe et la construction navale russe:

  • Plus gros navires militaires mis sur cale depuis la chute de l’URSS
  • Premiers UDK mis sur cales en URSS/Russie
  • Premiers navires militaires à caractère océanique mis sur cales en Russie
  • Premiers véritables porte-hélicoptères russes (les Izd.1123 Moskva étant des navires hybrides d’une autre classe)

Bref, il s’agira d’une étape importante dans le programme de renouvellement de la Flotte Russe indiquant également que les constructeurs russes disposent de tous les éléments constitutifs nécessaires pour produire ces bâtiments. On peut penser notamment aux questions récurrentes depuis 2014 de substitution des turbines à gaz (et réducteurs) d’origine ukrainienne et leur remplacement par des équivalents nationaux produits par Saturn.

Une polémique pour rien?

On est donc en droit de se poser la question du bien-fondé de la sortie du patron d’OSK, Alexeï Rakhmanov, sur le fait qu’aucune décision n’a été prise quant à cette mise sur cale annoncée. En fait, comme vous l’aurez certainement déjà deviné, il ne s’agit que de politique (au sens large): le chantier naval Zaliv n’appartenant pas au holding OSK, la mise sur cale des UDK en son sein ferait perdre au holding OSK à la fois une somme d’argent non-négligeable (à relativiser vu que les contrats militaires en Russie sont toujours négocié au plus juste) mais surtout une charge de travail importante ainsi qu’une certaine forme de prestige vu l’importance symbolique de ces navires.

En outre, il semblait déjà acquis que les travaux de modernisation en cours au sein du chantier naval Severnaya Verf de Saint-Pétersbourg étaient envisagés pour permettre notamment d’accroître le tonnage des navires produits au sein de ce chantier naval avec en vue la mise sur cale de porte-hélicoptères chez eux. Vu le retard pris par les travaux de modernisation suite à la révocation de l’entrepreneur Metrostroy après que ce dernier ait manqué à ses obligations contractuelles en matière de gestion des travaux, le chantier naval Severnaya Verf se retrouve donc avec des travaux de modernisation retardés et une capacité de production réduite ce qui ne le place plus pour l’instant en tête de liste pour assurer la production de navires de gros tonnages. Les travaux prévus au sein du chantier naval Severnaya Verf et signés en 2017 tablaient notamment sur la construction d’un nouveau hall de production couvert sous lequel devaient se trouver deux cales sèches de grandes dimensions (250 x 140 x 75 m) ces dernières devant permettre au chantier naval de produire des bâtiments de grandes tailles.

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Cette vue GMaps du chantier naval Severnaya Verf datée du 19/04/2019 permet de voir dans l’encadré en rouge l’avancement des travaux du futur hall de production. Inutile de préciser qu’il reste encore beaucoup à faire. Image@GMaps / Montage@RS

Le patron d’OSK ne fait au final que son travail, c-à-d: défendre les intérêts de sa boutique. Il y a fort à parier que la rapidité de sa réaction dans la presse ainsi que le silence relatif qui s’ensuivit indique qu’il ne s’attendait pas à une telle information tout comme il devait probablement considérer comme acquis la mise sur cales des porte-hélicoptères au sein de « ses » chantiers navals. Il est vrai que les capacités théoriques disponibles au sein du holding OSK peuvent laisser supposer que la construction de tels navires puisse être entreprise au sein de ce dernier, mais si on se penche plus en avant, la situation n’est pas aussi évidente qu’elle n’y paraît;

  • Le chantier naval SevMash est chargé de la construction prioritaire des sous-marins nucléaires (SSGN/SNLE)
  • Le chantier naval Yantar est déjà occupé avec les frégates Talwar pour l’Inde (Izd.11356) ainsi que les BDK Ivan Gren (Izd.11711)
  • Le chantier naval Severnaya Verf est limité par les travaux de modernisation ainsi que la production des frégates Admiral Gorshkov (Izd.22350)
  • Le chantier naval Baltiysky Zavod se consacre à la production des brise-glaces nucléaires
  • Le chantier naval de l’Amirauté travaille sur les sous-marins conventionnels et les navires civils

Au vu de la capacité disponible, il ne reste donc plus beaucoup d’options exploitables si ce n’est que de faire appel soit au chantier naval Zaliv qui ne croule pas spécialement sous la charge de travail ou alors au chantier naval Zvezda de Bolshoy Kamen qui est toujours en cours de reconstruction/extension et qui travaille déjà sur plusieurs navires civils de fort tonnage. En outre, il est pour le moins curieux (?) de voir que les grands chantiers navals qui ne sont pas aux mains du holding OSK respectent globalement mieux les délais de production impartis tout comme ils offrent des temps de production sensiblement moins élevés que ceux appartenant à la holding OSK.

On peut donc légitimement se poser la question suivante: est-ce que le gouvernement russe envoie un coup de semonce au holding OSK pour faire comprendre à ce dernier que si nécessaire il dispose d’alternatives ou tout simplement le gouvernement russe souhaite-t-il rentabiliser une partie des très lourds investissements consentis en Crimée depuis le passage de cette dernière dans le giron russe? La réponse doit se trouver quelque part entre ces deux options, avec bien évidemment la possibilité toujours ouverte qu’il ne s’agisse au final que d’un grand marchandage politique, les déclarations d’Alexey Rakhmanov n’étant au final que des pétitions de principe; le chantier naval Zaliv héritant de la production des UDK tandis que le chantier naval Severnaya Verf héritera des Super-Gorshkov voire des Lider en compensation une fois que les travaux de modernisation seront achevés et que les décisions de mises sur cales seront actées et financées.

Réponse dans quelques mois.