[Actu] Interview du directeur du bureau de design PKB Nevskoye
En date du 19 février a été publié une longue interview du directeur général du bureau de design PKB Nevskoye dans le journal russe TASS. Cette interview qui aborde sans langue de bois plusieurs sujets importants concernant la marine russe est passée relativement inaperçue dans les médias. Vu l’intérêt des sujets abordés et leur traitement, il est intéressant de se pencher plus en détail sur cette interview.
Le bureau de design PKB Nevskoye a été fondé le 18 janvier 1931 et est basé à Saint-Pétersbourg. Spécialisé dans le design de navires de tonnages importants, il est notamment à l’origine du design des porte-hélicoptères Moskva (Izd.1123), des porte-aéronefs Kiev (Izd.1143.1/2/3/4), des porte-aéronefs Admiral Kuznetsov (Izd.1143.5/6) ainsi que des navires de transports de troupes Ivan Gren (Izd. 11711). Le bureau est dirigé par Sergey Vlasov qui nous parle donc des sujets les plus importants concernant son bureau ainsi que son avis sur plusieurs dossiers en cours.
Plusieurs points importants sont discutés durant l’interview, nous allons les détailler successivement.
Réparations du porte-aéronefs Admiral Kuznetsov
A l’arrêt depuis le début de 2017 et son retour de Syrie, le porte-aéronefs Admiral Kuznetsov est en attente d’une modernisation devant lui permettre de récupérer son plein potentiel opérationnel et prolonger sa durée de vie jusqu’à l’horizon 2040 (au minimum).
Nous avions déjà discutés du sujet en mars 2017 mais entre-temps la situation a évolué et plusieurs réponses relatives à cette modernisation sont maintenant connues. Il est d’ailleurs intéressant de voir qu’actuellement on ne parle plus de « modernisation » mais de « réparations »; loin de n’être qu’un changement sémantique, il se confirme clairement que la portée des travaux sera réduite par rapport aux prévisions initiales.
La Russie reste encore évasive sur la question et son contenu mais on s’oriente vers une « remise en état opérationnelle » avec des travaux réalisés à minima. Cependant, c’est la question du budget alloué qui sera déterminante dans le contenu des travaux à réaliser sur le navire.

Confirmation de ce qui n’était pas nécessairement une évidence; la documentation liée aux modifications apportées sur le navire durant sa construction, ses essais et depuis sa mise en service par le chantier naval de Nikolaev (Ukraine) ont été récupérés à l’aube des années 90 par la Russie. La documentation ayant été employée pour mettre à jour les plans originaux dessinés par le bureau Nevskoye.
Alors que précédemment il n’était pas encore décidé quel chantier naval serait responsable des réparations de l’Admiral Kuznetsov, il se confirme maintenant que c’est le chantier naval 35 SRZ (filiale du chantier naval Zvezdochka) qui aura en charge ces travaux. L’appartenance de ce chantier naval au groupe USC (United Shipbuilding Corporation) a certainement du jouer un rôle non-négligeable dans ce choix.

Le contrat de réparations n’ayant pas encore été signé, cette dernière étant prévue pour la fin mars, il faut s’attendre à une immobilisation du navire pour une période d’au-moins 2 ans à 2 ans et demi et ce à compter que le projet ne connaisse pas de retards (ce qui relève de l’euphémisme en Russie). Les pilotes de la Marine sont donc basés au sol depuis la fin janvier 2017 et il ne faut pas espérer revoir un appontage sur le Kuznetsov avant 2021.
Navire de transport de troupes et de débarquement Izd 11711 Ivan Gren
L’histoire de la classe de navire 11711 est pour le moins complexe. Initialement envisagé comme navire de transport de troupes et de débarquement (BDK dans la classification Russe) pour emploi sur les canaux et rivières, sa construction fut lancée en 2004 avec une mis sur cales le 23 décembre de la même année au sein du chantier naval Yantar de Kaliningrad. La construction de cette classe de navires fut retardée pour des raisons financières et également d’ordre technique. En outre, l’annulation de la commande des LHD Mistral forcèrent les Russes à redessiner le projet 11711 pour lui donner des caractéristiques océaniques.

Ce redesign, qui fait suite à un contrat signé le 9 octobre 2010, consista à modifier la hauteur de la superstructure, élargir la coque et enfin augmenter la capacité d’emport du navire. Autant le dire de suite, ces modifications ont entraînés un grand nombre de difficultés ayant grandement retardé la mise en service du navire. A l’heure d’écrire ces lignes, le navire est toujours en test et pas encore accepté au sein de la Marine ; cette acceptation devant normalement intervenir dans le courant du mois de mai.
La tête de série de la classe 11711 porte le nom d’Ivan Gren qui, comme de coutume, est octroyé au reste de la série. Son lancement en date du 18 mai 2012 devait déboucher sur une mise en service au sein de la flotte de la Baltique en 2014; cependant, les difficultés techniques se sont accumulées (problème de stabilité et de motorisation notamment) et la Marine Russe ne semble guère impressionnée par les performances du navire.
Déplaçant 6.600 tonnes en charge, les navires de la classe 11711 sont capables de transporter 13 chars de bataille et pas moins de 300 soldats; le débarquement de la cargaison se faisant par deux larges portes couplées à une rampe implantées dans l’étrave du navire ainsi que par une porte présente à l’arrière. De plus, ils peuvent embarquer deux hélicoptères de type Ka-27/Ka-29 dans un hangar installé en plage arrière. Le deuxième navire de cette série porte le nom de Petr Morgunov et a été mis sur cales le 11 juin 2015.

Vu les difficultés liées à la mise au point de ces deux navires, difficultés liées notamment au redesign demandé en cours de construction, il a été décidé d’arrêter la production après les deux navires existants; les plans initiaux envisageaient la production de pas moins de 6 navires de ce type.
Cependant, le directeur du bureau PBK Nevskoye (qui ne nie pas les difficultés rencontrées, au contraire) laisse savoir qu’une version modernisée est mise sur la table et peut être produite si la Marine Russe en exprime le besoin; les caractéristiques de cette classe de navire étant conçues dès le départ pour un usage océanique. La Marine Russe n’a pas encore exprimé de besoin en la matière mais l’option de nouveaux navires LHD construits en Russie est sur la table et est actuellement favorisée par l’état-major.
Appareils à décollage vertical
L’information, des plus surprenante, était revenue sur la table il y a quelques mois: l’engagement des réflexions et études relatives à la mise au point d’un appareil à décollage vertical pour équiper la Marine Russe.
Certaines sources et commentateurs de l’actualité locale virent le retour du projet mort-né de Yakovlev: le Yak-141. Cependant, avant de se poser la question de son retour (ou non), il reste la question de l’utilité de ce dernier pour la Russie.

Avec un seul porte-avions STOBAR disponible et pas de nouveaux navires de cette catégorie avant quelques années; l’investissement dans un appareil de ce type ne se justifie aucunement. L’option envisagée de construire des portes-avions plus petits pouvant accueillir des appareils à décollage vertical (tel que ce fut le cas avec le Yak-38 notamment) ne ferait que rajouter des contraintes (aux niveaux performances offertes) pour un avantage économique par rapport à un navire STOBAR ou CATOBAR négligeable voir inexistant.

Il se confirme donc dans cette interview que ces déclarations n’auront été qu’un feu de paille puisque le bureau de design n’a même pas été contacté par rapport à ces projets pas plus que l’idée n’a été mentionnée depuis l’adoption du GPV 2018-2027 et des arbitrages liés. La Russie semble déjà avoir du mal à se décider sur son aéronavale et relancer un tel projet risquerait de mobiliser des capitaux importants pour une utilité des plus douteuse…
L’avenir du porte-avions en Russie?
Cette question est devenue récurrente en Russie récemment; si la rénovation prévue de l’Admiral Kuznetsov confirme la volonté de disposer d’une aéronavale embarquée opérationnelle ainsi que son maintien dans un futur proche et plus lointain, l’épineuse question de son avenir n’est toujours pas réglé.
Le sujet des navires de gros tonnages au sein de la Marine Russe a déjà été abordé à plusieurs reprises sur ce blog et la situation n’a guère évoluée en deux ans… tant que la Russie ne disposera pas d’une flotte capable d’escorter et de protéger un porte-avions; la construction d’unités supplémentaires de ce type ne se justifie aucunement.

En outre, le coût d’acquisition de ce type de navire risque bien de phagocyter le budget alloué à la Marine pour plusieurs années et ce au détriment de la production de navires considérés comme prioritaires dans le cadre du renouvellement de la flotte de surface. Et ne parlons même pas des technologies et moyens techniques à mettre en oeuvre pour disposer de ce type de navires (catapultes, propulsion, capacité de production, etc…) tout ceci n’est pas à la portée de la Russie actuellement ou alors à un coût exorbitant. L’option envisagée et abandonnée d’emplois d’appareils STOL/VTOL s’inscrivait dans cette réflexion.

Le projet Shtorm est régulièrement discuté pour devenir le futur et hypothétique nouveau porte-avions russe cependant il semble à la lecture de cette interview que le MoD russe ne sache pas réellement ce qu’il veut. En effet, les militaires souhaiteraient disposer d’un porte-avions avec de vastes possibilités d’emploi en matière de lutte navale et ne servant pas uniquement de plate-forme d’envoi et de récupération d’avions.
Le directeur du bureau PKV Nevskoye fait clairement savoir que malgré la taille importante d’un porte-avions, il refuse de céder à cette exigence de polyvalence car selon lui, un porte-avions doit garder sa mission principale et cette dernière ne doit pas être affectée par les missions annexes que certains décideurs rêvent d’y adjoindre. L’élément principal qu’il soulève est le fait que les coûts les plus importants dans la construction d’un porte-avions ne sont pas liés à la construction de la coque et de la superstructure mais dépendent de l’ensemble des équipements embarqués. Le cas de l’Ulyanovsk (ferraillé après la chute de l’URSS) est exemplatif; bien qu’achevé à 40%, les équipements embarqués (éléments les plus coûteux) restaient encore à installer et l’absence de budget rendait caduc toute possibilité d’achèvement. Le recyclage de sa coque et de sa superstructure furent considérés plus économiques que son achèvement.

Chose intéressante, bien qu’étant certainement le bureau de design le plus apte à dessiner et produire le futur porte-avions russe; le bureau n’a jamais été consulté tant qu’à présent sur cette question. En effet, le projet Shtorm a été dessiné par le Centre de Recherches d’Etat Krylov. Certes ce projet n’a pas encore été avalisé définitivement mais c’est ce dernier qui est toujours mis en avant lorsque le sujet du nouveau porte-avions russe est abordé. Il y a fort à parier que la position (défendable) adoptée par le patron du bureau de design de rester sur le concept d’un porte-avions et non d’un navire multi-missions ne soit pas étranger à cette mise à l’écart du projet.
Le sujet du porte-avions en Russie fera l’objet d’un article plus complet d’ici quelques semaines.
En conclusion
On le voit, le directeur du bureau de design ne manie aucunement la langue de bois et laisse clairement apparaître sa frustration (?) ou tout du moins son mécontentement sur l’indécision chronique qui caractérise les décideurs des VMF. Entre les déclarations sur les appareils STOL/VTOL, les atermoiements relatifs aux navires Izd. 11711 Ivan Gren, la volonté de transformer les porte-avions futurs en navires faisant un peu de tout; on sent un certain agacement sous-jacent.
Cependant, en tant que bon manager il laisse systématiquement la porte ouverte en précisant que si le ministère de la défense requiert ses services, il sera disponible et prêt à travailler avec les militaires. Il est quand même bon de rappeler – et il ne s’en prive d’ailleurs pas – que son bureau est le seul en Russie à disposer des compétences pour créer, entretenir et moderniser un porte-avions. Certes, ces capacités sont issues de l’époque soviétique, il n’empêche que personne en Russie ne peut se targuer des mêmes compétences.
Il semble donc que même si les avis divergent; les deux camps vont être obligés de collaborer et ce que ce soit dans le cadre de la remise en état urgente de l’Admiral Kuznetsov ou dans le cadre de la construction de navires de gros tonnages neufs; que ce soit des porte-avions ou des navires de transports de troupes et de débarquement. Une collaboration avec l’institut étatique Krylov n’étant pas à exclure; surtout dans le cadre de la rationalisation de l’outil de design et de production actuellement en cours en Russie.