[Analyse] La fin de l’Admiral Kuznetsov?
En ce qui concerne la Russie, il est parfois (souvent?) amusant de voir à quel point le traitement de l’information mène à des avalanches de déclarations, d’avis tranchés ainsi que d’affirmations péremptoires qui au final ne reposent sur pas grand chose de concret ou alors sur des sur-interprétations d’informations anodines.
Après avoir annoncé « L’échec du Su-57 » ainsi que la « Non-acquisition du T-14 », deux informations ayant été largement démenties entre-temps, voila qu’il s’agit aujourd’hui de l’annonce de l’abandon du porte-aéronefs Admiral Kuznetsov. Il n’est pas dans les habitudes du blog de réagir à ce genre d’annonces néanmoins il est de bon ton de remettre les choses en perspective et de pondérer sur base des éléments objectifs et vérifiables disponibles. Certes, il est médiatiquement plus porteur de faire des articles aux titres accrocheurs (les mauvaises langues diront « putaclics ») du type « Abandon du porte-avions russe » que d’écrire « La Russie a un problème de cales sèches »; oui c’est directement beaucoup moins sexy et vendeur tout d’un coup. Mais bon libre à chacun d’écrire ce que bon lui semble et de le formuler comme il l’entend, il n’empêche que vérifier une information avant de la publier ainsi que l’appréhender correctement est beaucoup plus pertinent, à notre humble avis.

Posons-les choses tout de go: le porte-aéronefs Admiral Kuznetsov est le vestige d’un passé révolu et d’une doctrine disparue, c’est un fait avéré. La Marine Soviétique n’est plus et sa descendante directe n’est qu’une ombre (toute relative) de celle-ci, cependant et histoire de cadrer dès le départ l’idée qui sera abordée ci-dessous: strictement rien ne permet d’affirmer que la Marine Russe veut et/ou va se séparer de l’Admiral Kuznetsov. Au contraire même, toutes les déclarations récentes émanant des acteurs concernés par les questions navales (militaires, politiques et industriels), vont tous dans la même sens: le navire a clairement sa place au sein de la Marine Russe d’aujourd’hui et de demain. Par contre ce qui se confirme à l’inverse des déclarations initiales c’est que la perte du dock PD-50 pose de plus grandes difficultés qu’envisagé; la question des capacités en cales sèches de grandes tailles est récurrente au sein de la Flotte du Nord. Vu l’importance stratégique pour la Marine Russe de cette Flotte ainsi que le potentiel économique et militaire de sa zone d’action (on pense à l’accent mis récemment sur l’Arctique par le gouvernement russe), faire l’impasse sur ce type d’infrastructures d’entretien cruciales au vu de la composition de la Flotte du Nord depuis des années est d’une complète absurdité.
Il est parfaitement évident que la construction navale russe revient de très loin et ce secteur qui a cruellement souffert des années 1990 commence enfin à se relever de cette période et de ses conséquences; installations obsolètes, processus de production inefficaces, absence de rationalisation des designs développés et enfin concurrence délétère entre les chantiers navals. Bref la fin de l’URSS et de la décennie qui s’ensuivit fut dévastatrice pour la construction navale russe ainsi que sur la flotte russe. Projets en cours abandonnés, perte d’une partie des compétences, perte d’installations d’entretiens et enfin départ d’une partie du personnel qui n’était plus payé depuis plusieurs mois…

Le retour des budgets d’investissements à l’aube des années 2000 a progressivement relancé la machine industrielle locale ainsi que les projets de constructions navales qui tournaient au ralenti, cependant il est vite apparu que la Marine Soviétique telle que rêvée par l’Amiral Gorshkov ne reviendrait pas et que les ambitions devraient être sérieusement revues à la baisse. En effet, la composante stratégique de la Marine qui est constituée par les SNLE est la récipiendaire de la majeure partie des investissements en vue de son renouvellement sur base des Izd.955 Boreï, le solde étant employé pour renouveler la flotte de surface côtière. Et même dans les périodes les plus difficiles de l’économie russe, les budgets ont toujours été priorisés sur la composante navale stratégique et non sur la flotte de surface.
Autre phénomène à prendre en considération; l’arrivée des cellules de lancement UKSK qui va offrir à la construction navale russe la possibilité de produire des bâtiments avec une capacité offensive importante dans des designs plus compacts et de taille réduite. Un simple regard jeté aux missiles emportés par les Kirov (Izd.1144.2) et Atlant (Izd.1164) permet de mieux appréhender le pourquoi (en partie) de navires de si grande taille. Outre les questions d’endurance à la mer, bien entendu. La plaisanterie courante en URSS parlant des « plus grandes micro-puces du monde« , outre son aspect ludique résumait parfaitement la situation en matière de miniaturisation des équipements locaux; ceci impactant évidemment les armements déployés et par truchement, leurs vecteurs. Le développement de navire de plus petite taille s’est accompagné d’un changement doctrinal (contraint et forcé en partie pour des raisons budgétaires) impactant la Marine Russe avec l’accent placé sur la protection du littoral et des côtes russes tout en conservant une capacité de frappe crédible avec la mise en œuvre des missiles Kalibr, Oniks et à terme Tsirkon.

A l’inverse de la Marine Soviétique, l’accent pour la Marine Russe contemporaine n’est plus placé sur une flotte hauturière conséquente apte à se déployer loin et à intercepter les groupes aéronavals américains. La disparition de l’URSS a entraîné un changement doctrinal majeur pour la nouvelle Russie; si l’OTAN est toujours perçu comme une menace, la nouvelle doctrine russe qui bien qu’amendée est toujours dans la même ligne en 2019, considère que c’est sur la terre et dans les airs que la menace est la plus forte. Ou perçue comme telle. Ce qui explique notamment la priorité accordée aux forces aériennes et terrestres en matière d’investissements et de renouvellement, on peut également ajouter le fait que la Russie a gardé la maîtrise presque complète de ses capacités de production en matière terrestre et aérienne. Pour montrer à quel point le déclin capacitaire de la Marine Russe a été massif; il suffit de constater l’absence totale de moyen aérien à long rayon d’action de frappe anti-navires ainsi que l’existence d’une flotte très restreinte d’appareils de lutte ASW en dotation auprès de l’aéronavale.
Les évolutions dont question ont donc impliqué indirectement une importante perte de pertinence pour la flotte hauturière russe; composée intégralement de navires hérités de la Marine Soviétique et pour certains en mauvais état et/ou mal-entretenu, elle a connu une période très difficile avec le retrait de service des bâtiments les plus anciens, la perte de certaines unités récentes, l’obligation d’arrêter l’exploitation de navires trop onéreux, ainsi que l’impossibilité de mettre en place des programmes de modernisation réguliers. De plus son utilité première disparaissait également; dans l’euphorie (modérée) post-1991, peu de personnes envisageaient le retour de l’USA comme ennemi héréditaire de la Russie ce qui n’a pas motivé le pays (outre les – importantes! – questions financières) à investir dans sa flotte hauturière et son maintien en condition.

L’Admiral Kuznetsov a donc suivi les évolutions doctrinales et politiques russes; conçu comme un bâtiment défensif pensé pour assurer la couverture à longue distance des SNLE, le navire s’est retrouvé « sans mission » post-1991. Certes la composante navale des forces stratégiques russes n’a jamais été remise en cause mais sa mission principale a évolué et n’était plus spécifiquement dirigée vers les USA. En outre, il est nécessaire de rappeler que l’Admiral Kuznetsov n’était qu’une étape intermédiaire au sein de l’évolution incrémentale de la Marine Soviétique devant mener à la mise en service du porte-aéronefs à propulsion nucléaire et catapultes Ulyanovsk (Izd.1143.7), ce dernier devant former la réponse Soviétique à l’existence des groupes aéronavals américains et offrant de la sorte une capacité de projection importante pour la Marine Soviétique.
Bref, l’Admiral Kuznetsov est un bâtiment « incomplet », dont la mise en service a été délicate vu le contexte budgétaire de son arrivée et dont la mission principale a disparu avant même qu’il ne soit officiellement admis en service. Enfin, il s’agit d’un bâtiment unique dont le grand frère Varyag (Izd.1143.6) a été revendu à la Chine; ce faisant il prive la Russie de la capacité d’une permanence à la mer de son porte-aéronefs vu que l’immobilisation de ce dernier pour des raisons techniques entraîne de facto la perte temporaire des capacités offertes par ce type de bâtiment. La France connaît une situation similaire avec le Charles de Gaulle lorsque ce dernier est en IPER.

Avec une mission principale ayant disparu, un contexte budgétaire ne permettant pas de l’exploiter, des difficultés à le maintenir dans un état opérationnel optimal; on peut aisément en conclure que la Russie n’avait aucune raison de le conserver en 1991 et qu’au mieux sa vente ou au pire son ferraillage s’imposait. Or il n’en fut rien. La Marine Russe a réussi le tour de force magistral de le mettre en service, de valider son groupe aérien embarqué et de déployer l’ensemble à plusieurs reprises depuis 1996. A l’échelle locale, ceci relève du quasi miracle… d’autant plus dans le contexte de l’époque. Il est vrai que outre les questions militaires et capacitaires, le maintien en service de l’Admiral Kuznetsov répond également à un impératif de “prestige” pour la Russie.
Or si l’on en croit les rumeurs ainsi que certaines sources (pour rappel aucun avis officiel n’a été émis pas plus que communiqué allant dans le sens d’un abandon éventuel), le bâtiment qui vient de recevoir une chaîne cinématique neuve (cette dernière était problématique depuis plusieurs années) a déjà bénéficié du remplacement d’une partie de ses composants serait purement et simplement retiré du service? La Russie n’est pas à l’abri d’une décision illogique (son histoire récente et moins récente regorge d’exemples en la matière) mais vu le contexte géopolitique tendu ainsi que le contexte économique qui permet au pays de disposer du Kuzya ainsi que de le moderniser; son retrait de service est beaucoup moins crédible en 2019 qu’il ne le fut ces 30 dernières années.
Les récentes déclarations du chef de l’aéronavale vont dans le sens du maintien en service du porte-aéronefs; avec la modernisation annoncée des Su-33 ainsi que la poursuite des entraînements des décollages/appontages à Saki des pilotes de MiG-29K(UB)R, la capacité embarquée reste clairement une capacité à conserver pour la Russie. Il est vrai que cette capacité fut complexe à acquérir et les MA-VMF en ont payé le prix fort (au niveau matériel et humain) néanmoins aucun signe n’indique un abandon prochain de celle-ci; au contraire on se dirige vers un accroissement des capacités des appareils embarqués, avec la modernisation des Su-33 (la 2ème étape) ainsi que l’intégration du Kh-31 sur le MiG-29K(UB)R conférant de la sorte une capacité anti-navire aux appareils embarqués.

Il est également nécessaire de faire le distinguo entre l’existence de l’Admiral Kuznestov et les projets Shtorm et Shtorm-KM; si les deux derniers sont toujours de vagues projets de porte-avions neufs à construire mais pour lesquels rien n’est budgétisé dans le cadre du GPV 2018-2027, l’Admiral Kuznetsov dispose d’un budget attribué et de travaux contractualisés (et en partie déjà réalisé) pour son maintien en condition et sa modernisation. De l’absence de concrétisation de l’un on ne peut donc aucunement déduire le retrait de service de l’autre; il est nécessaire de nuancer le propos en mettant en exergue le fait que les déclarations provenant de certains médias russes et annonçant la mise en service prochaine de « Wunderwaffen » locales n’arrangent rien à la situation parfois difficile à décoder.
De manière assez évidente, si les déclarations d’intention sont à envisager avec les réserves d’usage, les obligations contractuelles ont une crédibilité ne pouvant être que difficilement remise en question. Lorsque la Russie parle de développement d’une version navale du Su-57 (PAK-KA) et qu’elle présente une maquette du Shtorm et par la suite du Shtorm-KM, tout comme elle indique que les travaux au chantier naval Zvezda sont calculés (entre-autre) pour prendre en compte la production de ce type de navires: ceci n’engage à rien mais démontre qu’une réflexion stratégique sur le long terme a été mise en place et que les contraintes budgétaires obligent (ou tout du moins l’échelle des priorités locales) à procéder par étapes; toutes les briques technologiques et techniques nécessaires sont en cours d’assemblage progressif pour arriver à un but précis. Mais ce ne sont que des déclarations pour l’instant et aucun calendrier précis n’est établi et/ou communiqué.

La problématique des cales sèches pour navire de fort tonnage n’est pas neuve, la Flotte du Nord étant plus particulièrement impactée que la Flotte du Pacifique et il semble que le retard conséquent pris par la Russie dans ce domaine nécessite maintenant des actions correctives rapides si la Marine veut maintenir sa capacité d’entretien et donc de maintien en conditions opérationnelles. Le cœur de la question est là; on ne parle pas du maintien en service ou non de l’Admiral Kuznetsov mais de la création d’une capacité moderne et pérenne d’entretien pour navires de ce type au sein de la Flotte du Nord.
Plusieurs options ont déjà été évaluées par la Marine Russe et celles-ci ont déjà été abordées (en partie) sur le blog, au vu des informations les plus récentes les options les plus crédibles et les plus rapidement exploitables sont:
- CSKMS de Belokamenka appartenant à Novatek
- 35 SRZ après modification de son actuelle cale sèche appartenant à USC
Les autres options envisagées sont bien évidemment toujours d’actualité mais pas dans le cadre du calendrier des travaux préétabli. En outre, le patron d’USC, Alexey Rakhmanov, indiquait récemment dans le journal TASS que c’est le chantier naval 35 SRZ qui assurera le traitement des parties immergées de la coque de l’Admiral Kuznetsov tout en concédant que les travaux seraient « peut-être » (donc à comprendre « certainement ») décalés de trois à quatre mois. Pour ce faire les deux cales sèches actuelles seront fusionnées en une seule avec allongement de l’ensemble de manière à accueillir les navires de gros tonnage. A noter que les premiers projets sur cette modernisation remontent à 2016 (soit bien avant la perte du PD-50) et il semble que l’option choisie par USC soit une accélération des travaux en vue de compléter la modernisation de l’Admiral Kuznetsov « presque » dans les délais impartis.

Selon le journal Kommersant, les travaux de modernisation du chantier naval 35 SRZ seront lancés en 2019, vu l’ampleur des travaux à réaliser et à compter que ceux-ci soient menés tambours battants, un minimum d’un an de travaux est à compter avant de disposer d’une cale sèche apte à prendre en charge l’Admiral Kuznetsov; indirectement, la perte du dock PD-50 ainsi que les atermoiements russes en matière d’installations de ce type forcent USC à accélérer les travaux au chantier naval 35 SRZ si ils veulent tenir les délais impartis. Vu la tendance russe à ne jamais respecter les délais impartis, on peut douter du respect du calendrier tel qu’annoncé mais « le doute profitant à l’accusé », attendons de voir ce qu’il en ressortira concrètement. De manière intéressante, la situation en matière de cales sèches de grande taille va connaître de gros changements dans les années à venir en Russie, le pays disposera endéans les 5 ans (et sans retards importants) de:
- Zvezda sur la zone Pacifique
- 35 SRZ sur la zone Nord
- CSKMS Belokamenka sur la Zone Nord
- SevMash sur la zone Nord (après les travaux de modernisation)
- Zaliv sur la Mer Noire
En outre d’importants travaux de modernisation doivent être entrepris au sein du chantier naval 82 SRZ (appartenant au groupe Rosneft) qui détenait le dock PD-50. Les travaux en question porteront également sur la création d’une cale sèche apte à traiter les navires de fort déplacement ainsi que sur la modernisation des processus de production. Une fois ces travaux réalisés; la Russie va se retrouver dans une situation à l’extrême opposée de la situation actuelle; en effet, la zone autour de Murmansk (et donc le coeur de la Flotte du Nord) disposera de pas moins de trois cales de grandes dimensions à proximité;
- 35 SRZ situé à Murmansk
- CSKMS à Belokamenka
- 82 SRZ situé à Roslyakovo
Et ce sans même compter les installations de SevMash qui sont situées à Severdovinsk donc plus éloignées tout en étant quand même accessibles facilement pour les navires de la Flotte du Nord; cependant, le chantier naval SevMash est spécialisé en production de sous-marins à propulsion nucléaire et l’emploi de sa cale sèche bloque partiellement un de ses deux hall de production (ceci découlant de la position de la cale sèche).

Au vu de la carte ci-dessus, on voit donc que la grosse majorité des installations en construction/modernisation seront concentrées dans la même zone ce qui offrira à la Flotte du Nord une certaine souplesse dans l’emploi des installations nécessaires pour assurer l’entretien de ses navires. L’entretien des navires militaires n’est pas la priorité des chantiers navals vu que la Marine Russe est réputée être pingre lorsqu’elle négocie des contrats néanmoins ce types de travaux représente une charge de travail régulière sur laquelle les chantiers navals peuvent se reposer en période de disette. Par conséquent la possibilité d’entretenir les navires de forts tonnages (navires de surface ou sous-marins) représente une opportunité intéressante pour les chantiers navals appartenant à des sociétés externes au holding étatique USC.
Le problème des cales sèches étant en instance de résolution, il reste donc la question de l’utilité de maintenir en service l’Admiral Kuznetsov au sein de la Marine Russe. On l’a vu plus haut, la Marine Russe a changé et ses rôles ont évolués, on peut donc se poser la question de l’utilité ou non de conserver un porte-avions. Déployé à huit reprises en mer sur une période de vingt ans, on ne peut pas dire que le bâtiment soit soumis à des cadences infernales… le reste du temps est passé soit en carénage, soit en réparations soit à quai. Il est vrai que les soucis récurrents rencontrés avec les chaudières du navire n’ont pas facilité la tâche de la Marine Russe dans le déploiement du navire; les performances du navire étant impactées par ces problèmes récurrents (tout le monde se rappelle encore du « superbe » panache noir accompagnant le navire lors de son passage dans la Manche en 2016). En outre, la modernisation du navire a été repoussée et revue à la baisse à plusieurs reprises: ceci n’arrangeant bien évidemment rien à l’état général du bâtiment.

« La Russie n’est pas une puissance maritime« ; c’est ainsi que l’on pourrait résumer l’idée: avec une Marine considérée comme étant de troisième rang, une composition de flotte en cours de rajeunissement mais de taille réduite et des intérêts stratégiques qui ne sont plus les mêmes qu’il y a 30 ans, l’accent en Russie est mis sur la force terrestre et aérienne ainsi que sur la composante stratégique. Le besoin de pouvoir déployer une large flotte expéditionnaire composée d’un groupe aéronaval ne cadre pas avec l’option « défensive »¹ prônée par la doctrine militaire russe. La principale menace (ou perçue comme telle) pour la Russie reste l’OTAN qui est identifiée de la sorte dans la doctrine russe, face à cette dernière et au vu de la géographie du pays et de ses frontières il n’est pas nécessaire de bénéficier d’une flotte navale au long cours; les zones de conflits potentiels (Mer Noire, Mer de Barents, Mer Baltique) sont toutes à portée de systèmes terrestres et aériens d’où l’intérêt réduit d’une flotte hauturière importante. Partant de ce constat, la conservation de l’Admiral Kuznetsov ne se justifie aucunement excepté pour des questions de prestige qui ne reposent sur aucun besoin opérationnel; de manière un peu cynique on peut se douter que disposer d’un porte-avions pour faire des ronds dans l’eau en Mer de Barents n’a guère d’utilité…
Mais la situation depuis 2014 et la crise ukrainienne a pas mal fait bouger la perception en Russie et l’emploi de la Marine Russe depuis lors a fortement évolué tout comme les besoins de celles-ci; on a vu à plusieurs reprises l’emploi de frégates pour effectuer des tirs de missiles Kalibr/Oniks notamment sur des cibles en Syrie, la Marine Russe se déploie de plus en plus régulièrement sur de longues distances et il apparaît clairement que sans être devenue du jour au lendemain une force expéditionnaire, la volonté d’utiliser la Marine comme outil de sa politique est mis en avant par Moscou. La question syrienne et le besoin de disposer d’une flotte capable d’aller protéger les intérêts russes dans la zone ainsi que le besoin de verrouiller la zone de la Mer Noire (on ne juge pas de la politique russe ici mais bien des moyens employés) a mis en avant le besoin de disposer d’une flotte pouvant assurer une permanence à la mer, une bonne endurance tout en étant apte à assurer des frappes/protéger des intérêts russes dans des zones éloignées. La modernisation en cours des Kirov (dans le même registre d’idées que pour l’Admiral Kuznetsov on aurait pu soulever l’intérêt de conserver ou non de tels mastodontes au sein de la Flotte Russe…) ainsi que celle des Udaloy (Izd.1155/1155.1) vont dans le sens d’un regain d’intérêt pour une flotte au long cours bien que de taille réduite mais offrant un « punch offensif » largement accru grâce à l’emploi de cellules UKSK avec les missiles de croisières associés. Dans un tel contexte, la construction d’une nouvelle flotte hauturière prend tout son sens et les travaux actuellement en cours concernant la construction de six frégates Admiral Gorshkov (Izd.22350), le développement des frégates Super-Gorshkov (Izd.22350M) et à terme des destroyers Lider (Izd.23560) sont indicatifs de la voie suivie par la Russie. La Russie et sa construction navale étant ce qu’elles sont et leurs maux endémiques étant largement documentés (ici et ailleurs), il est juste nécessaire de mettre en avant que ces projets de développements et constructions sont très lents et donc il est nécessaire de se reposer sur la flotte « historique » pour assurer la jonction avec la future flotte hauturière; d’où les projets de modernisation en cours de réalisation.

Et en fait, l’Admiral Kuznetsov suit exactement la même logique; alors que son abandon aurait clairement été l’option la plus raisonnable pour la Marine Russe entre 1991 et 2005, le bâtiment a entamé une mue discrète mais symptomatique de ce changement de statut il y a quelques années. Classé en tant que Croiseur Lourd Porte-Aéronefs (TAVKR) pour des raisons juridiques (Convention de Montreux régissant la traversée des Dardanelles et du Bosphore), le bâtiment dispose d’une capacité de frappe à la mer avec emploi de missiles P-700 Granit; le groupe aérien embarqué composé de Sukhoï Su-33 servant à assurer la couverture aérienne du groupe aéronaval russe, ces derniers n’ayant aucune capacité de frappe au sol/à la mer crédible. L’arrivée des MiG-29K(UB)R vient fondamentalement changer la donne, en effet ces derniers ne sont plus de simples intercepteurs mais bien des appareils multirôles pouvant assurer la couverture aérienne, les frappes au sol ainsi que les frappes à la mer; on passe donc d’un bâtiment disposant d’un groupe aérien typé « défensif » à un bâtiment disposant d’un groupe aérien typé « offensif ». Le glissement n’est pas que sémantique, l’emploi des P-700 Granit par le Kuzya ayant toujours anecdotique, à l’inverse l’intégration annoncée du missile anti-navires Kh-31 au sein de la dotation du MiG-29K(UB)R en dit long sur les intentions des russes de transformer le Kuzya en véritable navire avec une capacité offensive sérieuse et crédible.
La modernisation en cours du bâtiment avec renforcement de son système défensif, l’intégration d’armements anti-navires sur les MiG-29K(UB)R, la poursuite de la modernisation des Su-33 qui disposeront également d’une dotation accrue et surtout le remplacement de la chaîne cinématique problématique (cette partie des travaux a déjà été réalisée) font que l’idée même de l’abandon du navire ne repose sur aucun fondement crédible. Même un journal sérieux comme The Times semble être tombé dans l’idée simpliste que problèmes de cales sèches = abandon du navire. L’idée a déjà été battue en brèche par le MoD Russe (dont on peut se douter qu’il est mieux informé sur la question que les journalistes anglais) qui précise que les travaux ont déjà été réalisés à hauteur de 25%, mais encore une fois il est certainement plus vendeur d’écrire « Russia may finally put its godawful sh*theap of an aircraft carrier out of its misery » que « La Russie a un problème de cales sèches« . Non seulement l’information publiée est fausse mais en outre elle démontre que l’auteur n’a strictement rien compris (ou cherché à comprendre, soyons équitables) à l’information qu’il relaie puisqu’il s’est contenté de faire un copier-coller de cet article certainement passé en traduction rapide avec Google sans creuser la pertinence ou non de l’info. Bon, on ne va pas tirer sur le pianiste non plus; ce serait presque « trop » facile.

Il n’empêche qu’avec un navire dont la dotation aérienne évolue fortement au niveau des capacités, une disponibilité technique qui sera – normalement – grandement améliorée ainsi que des capacités défensives renouvelées, l’Admiral Kuznetsov entamera à sa sortie de modernisation (en 2021) le début d’une deuxième vie avec des capacités sans aucune mesure avec celles qu’il avait à sa sortie de construction. Il restera à la Russie de se poser les bonnes questions sur les suites à donner à ce dernier; Emploi du Kuzya comme porte-avions d’entraînement pour maintien/préservation des compétences aéronavales? Emploi du Kuzya comme bâtiment offensif pour protéger les intérêts russes en zones éloignées? Emploi du Kuzya pour la protection de la Route du Nord et/ou couvrir la zone Arctique? Autres?
Les possibilités sont nombreuses et avec des projets Shtorm/Shtorm-KM dont on ne doit pas attendre l’arrivée avant au bas mot 2035 (temps de maturation et de construction d’un premier navire), il apparaît très clairement que le couple Kuznetsov/Kirov sera visible encore longtemps sur toutes les mers du globe où la Russie a des intérêts sauf que les capacités offertes par ce couple seront largement accrues après leur sortie de modernisation; il ne reste dès lors plus qu’à apporter une solution à la problématique des cales sèches qui empoisonne littéralement la vie de la Marine Russe depuis des années. Au final, la perte du dock PD-50 aura certainement été une bonne chose; en forçant les décideurs à prendre les décisions nécessaires dans l’urgence, il permettra à la Russie de régler définitivement cette question et de disposer à terme de capacités d’entretien modernes. C’est certainement la meilleure chose qui découlera de la modernisation de l’Admiral Kuznetsov.
__________________________
¹ Sans faire une analyse approfondie de la doctrine russe; cette dernière est dite « défensive » en ce sens qu’elle ne prône pas l’emploi d’une première frappe mais qu’elle emploiera les moyens de réponses appropriés en cas de menaces et/ou d’atteintes à ses intérêts et son intégrité territoriale.
Pour poursuivre la lecture;
– Kommersant parle de la modernisation du chantier naval 35 SRZ ici
– TASS parle du retard de 3 à 4 mois attendus pour les travaux du Kuzya ici
– TASS qui cite le MoD Russe indiquant l’avancement des travaux et le planning de son retour ici
– Le dossier sur l’Admiral Kuznetsov, c’est ici
Vous devez vous connecter pour laisser un commentaire.