Largement médiatisé dans la presse russe, c’est le 12 janvier 2022 que le premier bombardier stratégique Tu-160M2 « neuf« a décollé à Kazan (République du Tatarstan) au départ de la piste de l’usine Gorbunov (KAZ): ce premier vol d’une durée de 30 minutes et effectué à une altitude maximale de 600 mètres visait à vérifier le bon comportement, la stabilité en vol ainsi que la prise en main de l’appareil; aucun problème particulier n’ayant été constaté durant le vol.
L’appareil qui ne porte pas encore son camouflage blanc de rigueur n’arbore aucune marque d’identification visible, ce qui rend impossible l’identification précise de la cellule concernée par ce premier vol bien que l’option la plus plausible est qu’il s’agisse du premier appareil du neuvième lot de production, c-à-d: le 09-01 ou alors le cinquième appareil du huitième lot, soit le 08-05. Petit détail amusant, si il s’agit bien d’une de ces deux cellules: il ne s’agirait pas d’un appareil « entièrement » neuf.
Si le premier vol d’un Tu-160M2 (code OTAN: Blackjack / Surnom russe: Cygne Blanc – Белый Лебедь) n’a rien de véritablement novateur en tant que tel, ce dernier ayant déjà décollé en février 2020, on entre ici dans une nouvelle « dimension » pour la construction aéronautique russe: l’avion qui a décollé le 12 janvier étant une construction intégralement neuve. Ceci vient donc consacrer le fait que la Russie dispose à nouveau de la capacité à produire des bombardiers stratégiques neufs (même si basé sur un design soviétique, toujours pertinent de nos jours) et ce presque 30 ans après l’arrêt de la production décidée le 29 janvier 1992 (et effective en 1994) par le président russe de l’époque.
Vu sous cet angle, on comprend mieux pourquoi le Tu-160 est surnommé « Cygne Blanc ». Image@Vadim
La question et l’insistance sur la caractère « neuf » de cet appareil n’ont rien d’anodin. En effet, lorsque la fin de la production fut décrétée, l’usine Gorbunov disposait de plusieurs cellules de Tu-160 à divers stades de production qui furent abandonnées sur place mais pas détruites pour autant. En effet, dans un geste clairvoyant (?) pour l’époque (et contrastant avec la situation dans de nombreuses autres usines), les responsables conservèrent dans un coin de leurs installations les cellules en question sans les détruire ni les recycler (ce qui aurait pu générer un peu de revenus par la revente des matériaux).
Le Tu-160M2 « neuf » au roulage avant son décollage. Image@UAC Russia
Ces cellules conservées furent des plus utiles pour permettre d’accroître la flotte de Tu-160 russe ainsi que pour compenser l’attrition (un Tu-160, le B/n 01 Rouge, perdu dans un crash le 18 septembre 2003) mais c’est dans le cadre de la relance de la production qu’elles vont s’avérer les plus utiles puisqu’elles vont servir de base de travail à l’usine Gorbunov pour former les équipes d’ouvriers chargés de construire les Tu-160M2 ainsi que pour créer les prototypes pour valider le standard.
Les lots de production du Tu-160 et leur avancement lors de l’arrêt de la production en 1992
Pour rentrer (un peu) plus en détails sur le système de production du Tu-160, ce dernier est construit en lot de cinq avions qui sont numérotés dans l’ordre algébrique; le dernier appareil de série produit avant l’interruption de la production en 1992 était le 08-01 (soit le premier appareil du huitième lot de production) qui est devenu le B/n 06 Rouge, nom de baptême Ilya Mouromets, registre RF-94103.
Les autres avions du huitième lot ont été mis en service progressivement selon le calendrier suivant:
08-02: B/n 07 Rouge, RF-94106, Aleksander Molodchiy, mise en service en septembre 1999
08-03: B/n 08 Rouge, RF-94115, Vitaliy Kopilov, mise en service en 2008
08-04: Piotr Deynekin, premier vol en janvier 2018 (achevé à 65% en 2011)
08-05: statut inconnu (achevé à 65% en 2011)
Le 08-04, alias Piotr Deynikin, lors d’un de ses premiers vols en 2018. L’appareil n’est pas encore au standard Tu-160M2. Image@Dmitry Romashko
En ce qui concerne les avions du lot suivant, le neuvième, les chiffres suivants sont disponibles:
09-01: achevé à 45% en 2011
09-02: achevé à 45% en 2011
09-03: achevé à 25% en 2011
09-04: achevé à 25% en 2011
09-05: achevé à 25% en 2011
Certes les chiffres alignés de la sorte peuvent paraître rébarbatifs à première vue mais ils permettent de déduire deux choses: premièrement que la Russie ne repart pas « complètement » d’une page blanche pour le Tu-160M2 mais surtout que lorsqu’il est fait mention d’un appareil entièrement « neuf », il y a une légère distorsion de la réalité. Si l’avion qui a effectué son premier vol le 12 janvier est bien soit le 08-05 soit le 09-01, il s’agit donc de l’achèvement d’un appareil dont la construction fut débutée bien avant 2015.
A l’inverse, on peut effectivement considérer qu’il s’agit d’un avion « neuf » pour une simple et bonne raison: en vue de réaliser son achèvement, il a été nécessaire de (re)créer ex nihilo la technologie la plus importante pour l’appareil, la capacité de souder (sous vide) de larges pièces en titane. Cette technologie est cruciale pour le projet car elle permet de créer la pièce structurelle principale de l’avion: la partie médiane du fuselage où viennent se fixer les pivots des ailes à géométrie variable, cette pièce étant soumise à des contraintes structurelles fortes, sans cette capacité de soudure, il était impossible d’assurer le retour en production de l’avion.
Une des cellules appartenant au huitième lot de production: on peut voir que l’avion est déjà à un stade « avancé » de production. Image@TV Zvzeda
Le nouveau standard Tu-160M2 dont les travaux ont été annoncés en avril 2015, fait suite à une décision du ministère de la défense russe, et répond à un double objectif militaire: revaloriser en profondeur la flotte existante de seize Tu-160 en service au sein des VKS tout en relancer en parallèle la production du Tu-160 dans un standard modernisé. Les travaux portent principalement sur l’installation de:
Nouveau radar NV-70M
Nouveau système d’armes
Refonte du cockpit sur base d’écrans LCD
Nouveau système de contrôle de vol et de navigation
Nouveau système d’auto-défense (suite Vitebsk comprenant notamment le LSZ-100 et le L370)
Nouveaux réacteurs NK-32-02 (version améliorée du NK-32)
Un premier aperçu partiel du cockpit du Tu-160M2: on peut deviner derrière les caches de protection rouges, les écrans LCD. Image@TVZvezda
En outre, et même si ce n’est jamais indiqué officiellement: le projet Tu-160M2 répond également à un double impératif industriel: dégager du temps pour créer le futur bombardier stratégique Izd.80 PAK DA ainsi que créer et/ou moderniser l’outil industriel ainsi que la chaîne logistique nécessaire à la construction de tels appareils. Ces objectifs ont été, en bonne partie, remplis bien qu’il existe encore des pierres d’achoppement au sein de l’outil industriel russe qui nécessitent d’être traités dans un proche avenir.
Arborant encore l’ancienne livrée avec le rappel des couleurs du drapeau russe, on voit ici le Tu-160 B/n 04 Rouge, Ivan Yarigin. Image@Vladislav Dmitrenko
Point utile et capital des travaux réalisés, la Russie a financé la relance de la production du réacteur NK-32 (cette dernière avait été arrêtée en 1993) dans une forme modernisée, le NK-32-02. En travaillant sur les matériaux employés dans le réacteur ainsi qu’en modifiant légèrement certains composants de ce dernier, il a été possible d’accroître la distance franchissable du Tu-160 d’environ 1.000 Km, enfin, l’usine d’ODK Kuznetsov (Samara) a bénéficié d’importants travaux de modernisation de ses installations pour assurer une production régulière du réacteur: deux contrats en ce sens ayant été signés, un en 2016 portant sur quatre NK-32-02 (lot d’installation) suivi en 2018 d’un contrat pour vingt-deux réacteurs NK-32-02 (de quoi (ré)équiper cinq appareils).
Les standards de modernisation et codes projets du Tu-160
La modernisation des Tu-160 a suivi un chemin qu’on peut qualifier de « tortueux », avec au fil du temps une flotte se retrouvant à plusieurs standards d’équipement différents que l’on peut synthétiser de la manière suivante:
Le Tu-160 (Izd.70): variante de base
Le Tu-160M (Izd.70.??): variante modernisée des appareils existants avec remplacement d’une partie de l’électronique embarquée
Le Tu-160M2 (Izd.70M2/Izd.70.04): variante modernisée produite à partir de cellules neuves
Le Tu-160M2 (Izd.70M2/Izd.70.04): variante modernisée sur base d’appareils existants
=> Note explicative en ce qui concerne les codes projets employés: l’Izd.70M2 est le code projet du programme de recherches tandis que l’Izd.70.04 est le code projet employé par l’usine, les deux désignant la même chose bien que ces derniers se retrouvent séparément dans les contrats officiels.
A terme, la flotte se composera exclusivement de Tu-160M2 (Izd.70M2) qui seront un mélange d’appareils neufs et d’appareils existants portés au même standard d’équipement. Les déclarations font mention de l’acquisition d’une flotte de cinquante Tu-160M2 mais il n’y a actuellement que dix appareils en commande, celle-ci ayant été signée par le président russe le 25 janvier 2018 et tablant sur la livraison d’un premier appareil fin 2021. Il est à noter que la cible des cinquante appareils sera à réévaluer sur base du nombre d’Izd.80 PAK DA dont la force aérienne russe fera l’acquisition: les deux programmes répondant à des logiques opérationnelles opposées (bombardier subsonique furtif vs bombardier supersonique), les moyens alloués à leur acquisition seront à répartir sur les deux modèles ce qui in fine impactera le nombre total d’appareil mis en service.
L’Igor Sikorsky, premier Tu-160 modernisé au standard Tu-160M2. Image@Vyacheslav Grushnikov
D’un point de vue technique, l’appareil ayant décollé le 12 janvier 2022 ne se différencie aucunement du « premier » Tu-160M2 qui prit l’air en février 2020, il s’agit du Tu-160 baptisé Igor Sikorsky (Игорь Сикорский) B/n: 14 Rouge, registre: RF-94103, C/n: 83804352, S/n: 04-05, avec comme principale différence qu’il s’agissait là d’un appareil existant (mis en service en 1989) porté au standard Tu-160M2. Il reste à voir si, à l’instar de l’Igor Sikorsky, le nouvel avion manque encore certains équipements définitifs: ce qui était notamment le cas d’une partie des systèmes d’auto-défense (LSZ-100 et L370 notamment).
Le programme de modernisation ne se limite pas seulement à un rééquipement complet de l’appareil mais vise également à l’intégration de nouveaux armements dans la dotation du Tu-160M2; outre les actuels Kh-101/Kh-102 ainsi que les Kh-555/Kh-55SM embarqués dans les deux soutes internes de l’avion, les russes travaillent au développement ainsi qu’à l’intégration de nouveaux armements sur le Blackjack. Sachant que les armements du Tu-160 ne sont emportés qu’en soute, à l’inverse du Tu-95MS Bear, les missiles emportés doivent donc répondre à des critères de dimensions maximales précis. Les premières annonces font état de la création du Kh-BD dérivé des actuels Kh-101/102 et qui disposerait d’une portée accrue, à ce dernier viendrait s’ajouter un missile hypersonique compact répondant au nom de Kh-MTs (à confirmer) et s’inscrivant dans le cadre du programme GZUR et enfin un missile de croisière subsonique dérivé du Kh-101 mais de plus petite taille: le Kh-50/Kh-SD/Izd.715. Ces développements étant toujours en cours, il faudra encore attendre avant de les voir intégrer l’arsenal du Tu-160M2 mais l’installation d’un nouveau système d’armes permettra leur intégration aisée dans l’appareil tout en offrant des possibilités d’emploi accrues pour le Blackjack.
Ce premier vol qui n’est donc pas une véritable primeur (pour les raisons exposées plus haut) n’en reste pas moins significatif puisqu’il permet de voir que les objectifs fixés en 2015 de restauration de la production sont en passe d’être atteints et même si les techniciens et ingénieurs se sont d’abord reposés sur des cellules inachevées à un taux important pour relancer la production à l’usine Gorbunov, on passe maintenant à une vitesse supérieure avec la production d’avions (quasi-)intégralement neufs bien que se reposant encore (à une moindre grande échelle) sur les derniers restes de la production originelle. Certes, on peut arguer (à juste titre) du fait que les russes réemploient – à nouveau – un projet hérité de l’époque soviétique pour rééquiper leur force aérienne mais ceci est parfaitement compréhensible et pertinent: le design de base de l’avion est bon et la flotte était soumise à un stress croissant suite au faible nombre d’avions disponibles (seize appareils de plus en plus sollicités) ce qui risquait à terme d’impacter sérieusement sa disponibilité. Avec l’arrivée de nouveaux avions à moyen-terme et la modernisation en cours de la flotte existante, dont deux appareils sont attendus en 2022, les DA entrent enfin dans le vif du sujet avec le Tu-160M2 qui viendra à point nommé pour renforcer les effectifs à disposition. L’intégration de nouveaux armements mais surtout le retour en production du NK-32 sous la forme NK-32-02 vient en outre enlever une solide épine hors du pied de l’armée de l’air russe: la production de ce dernier s’était arrêtée en 1993, le risque de voir la flotte clouée au sol par manque de réacteurs était grand et se profilait à l’horizon avec les conséquences désastreuses que ça aurait eu sur la dissuasion nucléaire russe.
Le Tu-160M2 « neuf » au roulage. Image@UAC Russia
Outre les évolutions positives pour le Tu-160M2, en filigrane, il s’agit également d’évolutions positives pour le projet PAK DA: certaines technologies présentes sur le Blackjack étant également reprises par le PAK DA tout comme certaines méthodes de production étant communes aux deux avions: toute avance sur un des deux projets présente un impact bénéfique pour l’autre. A l’inverse, devant travailler simultanément sur les projets Tu-160M2, PAK DA, Tu-95MSM, Tu-22M3M ainsi que sur les variantes « spéciales » du Tu-214, l’usine est soumise à très forte pression ce qui se ressent sur son personnel (la presse a fait mention à plusieurs reprises de difficultés de recrutement) ainsi que sur son encadrement, plusieurs directeurs-généraux ayant démissionnés avec fracas ces derniers mois et années.
Les goûts et les couleurs sont des notions éminemment subjectives, mais il n’empêche que les photographes russes savent comment mettre en valeur un avion qui est déjà superbe à la base. Image@Dmitry Romashko
De manière assez cynique, on pourrait également pointer du doigt le fait que si les dix derniers Tu-160 basés à Priluki (Ukraine) n’avaient pas été détruits sur place en 1999-2000 (certains avions l’ayant été avec moins de 100 heures de vol au compteur!) mais transférés en Russie comme cette dernière le souhaitait à l’époque; la relance de la production du Tu-160M2 se justifierait beaucoup moins qu’actuellement. Avec une flotte composée de vingt-six Tu-160 et non seize, la force aérienne russe aurait eu moins de possibilités de plaider pour la relance (avec les coûts induits par celle-ci) de la production du Tu-160…
Mais soit, il est inutile d’essayer de réécrire l’Histoire.