[Actu] Présentation du premier prototype Tu-160M2
La date du 16 novembre 2017 sera donc à marquer d’une pierre blanche dans l’histoire du bombardement stratégique Russe. En effet, c’est à cette date qu’est sorti d’usine le premier prototype du Tupolev Tu-160M2.
Variante modernisée du Tupolev Tu-160; cette nouvelle version du bombardier supersonique de Tupolev consiste à créer sur base de la cellule existante un nouveau standard aux capacités fortement augmentées grâce à une toute nouvelle suite électronique. De plus, elle s’accompagne également par une relance de la production après un hiatus de plus de 20 ans.
Ce programme a déjà été abordé sur ce blog ici et ici, cependant la sortie aujourd’hui même du premier prototype de Tu-160M2 ainsi que l’accumulation de nouvelles importantes relatives à la mise en place du programme sont l’occasion idéale de revenir sur ce dernier et son avancement.
Le Tu-160; rétroactes
Bombardier supersonique stratégique lourd conçu pour pénétrer les espaces fortement défendus, le Tupolev Tu-160 a vu son développement lancé le 28 novembre 1967 pour aboutir à une introduction en service actif en 1987. Les aléas de l’histoire firent qu’une fraction seulement du nombre d’appareils envisagés furent produits (environ 35 appareils sur les 100 planifiés).
En outre, lors de la dissolution de l’URSS, la Russie ne disposait que de 6 appareils constituant un escadron en cours de création sur son sol national. Le solde des Tu-160 étant stationné sur la base de Priluky dans la nouvelle république d’Ukraine indépendante.

Après plusieurs années de négociations (parfois aux méthodes discutables) la Russie récupéra une partie des appareils ukrainiens (qui étaient de toutes façons inemployés vu l’absence de budget pour les exploiter et les entretenir) le solde des appareils présents en Ukraine furent détruits grâce à une aide budgétaire et technique américaine. Ces derniers ne souhaitaient pas voir un “nouveau” pays aux frontières de l’Europe disposer à la fois de bombardiers stratégiques et des armements nucléaires liés.
La Russie se retrouvait donc dans une position délicate: disposant de peu d’avions et d’une chaîne de production arrêtée (une partie des équipements de cette dernière étant même revendus et/ou détruits); la production d’appareils supplémentaires était tout simplement impensable. Et au vu de l’enveloppe budgétaire allouée à l’armée russe sur la période 1990-début 2000; tout projet d’envergure était clairement hors de propos.
La branche de l’armée de l’air russe en charge du bombardement stratégique, les DA (Дальняя Авиация) réussirent quand même à acquérir les dernières cellules inachevées de Tu-160 pouvant être facilement mises en service. Grâce à ces appareils et avec les appareils récupérés en Ukraine, la flotte de Tu-160 se stabilisa à 16 appareils disponibles au milieu de la décennie 2000.

Cependant, les militaires Russes bien que conscients des qualités de l’appareil distinguaient quatre problèmes avec leur flotte:
- De part l’existence d’une micro-flotte, cette dernière va connaître une usure accélérée si elle est exploitée intensivement
- La production des moteurs NK-32 fut interrompue en 1993. Disposant d’un faible stock, une pénurie de moteurs neufs n’allait pas tarder à clouer la flotte au sol
- A l’instar des moteurs, toute la chaîne logistique de support de l’appareil a disparu en 1991 avec la chute de l’URSS
- L’électronique Soviétique n’était pas réputée être à la pointe de la modernité. Une modernisation des équipements embarqués s’imposait ainsi que le traitement des obsolescence prévisibles
Le tout mis l’un dans l’autre; la Russie risquait de se retrouver à court terme avec une flotte de bombardiers supersoniques stratégiques clouée définitivement au sol. Les Tu-95MS Bear devant alors prendre le relais et assurer l’ensemble des missions dont une partie pour lesquelles ils n’ont pas été conçus à la base.

Deux solutions se présentaient aux Russes: remplacer ou rénover la flotte avant de l’augmenter. Les décideurs décidèrent de ne pas décider (oui, vous avez bien lu).
Ils lancèrent les premières études de définition des besoins en bombardement stratégique en 2008, ces études aboutirent au lancement du programme Izd.80 PAK DA. Ce nouveau bombardier étant pensé et envisagé pour assurer le remplacement de tous les bombardiers en dotation en Russie; soit les Tu-22M3, Tu-95MS et Tu-160. Le PAK DA contrairement au Tu-160 ne sera pas supersonique mais se présentera sous la forme d’une aile volante subsonique à la signature radar réduite (Ndtr: « furtive ») pouvant s’approcher en toute sécurité des espaces aériens les mieux défendus. Les munitions employées seront des missiles supersoniques.

Alors que le projet semblait sur de bons rails avec notamment l’attribution du contrat de développement à l’OKB Tupolev en août 2009, une annonce tout à fait inattendue est faite le 29 avril 2015 par Sergeï Shoïgou (Ministre de la Défense): la production du Tu-160 va être relancée! Cette annonce est suivie par une annonce en date du 28 mai 2015 par l’agence TASS qui signale que la Russie va faire l’acquisition de 50 Tu-160 neufs.
Il n’est pas question pour autant de produire des Tu-160 tels quels. En effet, comme indiqué ci-dessus, l’appareil a besoin d’être modernisé et toute acquisition passe nécessairement par la relance de la chaîne de production. C’est à ce moment que le Tu-160M2 va entrer en scène.
Tu-160? Tu-160M? Tu-160M1? Tu-160M2? Quid?
Il n’y a pas « un » Tu-160, il y a « des » Tu-160. En effet, sous la dénomination générique Tu-160 se cachent en réalité plusieurs variantes de l’appareil. Lors du développement de l’appareil par les Soviétiques, plusieurs versions avaient été envisagées mais ces dernières ont disparus en même temps que l’URSS.
Au final ne survivra que le Tupolev Izd.70 alias Tu-160 (Белый лебедь/Blackjack) qui est un appareil de bombardement stratégique supersonique emportant en soute sur lanceurs rotatifs des missiles Kh-55SM, Kh-555, Kh-101 et Kh-102 (la variante à tête nucléaire du Kh-101). Même si les informations sont souvent contradictoires, il y a eu deux programmes mis en place au début des années 2000:
- Un programme de maintien en état des cellules et d’intégration des missiles Kh-101/102 (pas inclut dans la dotation initiale)
- La création d’un programme de modernisation de l’avionique
Les deux programmes ont été fusionnés et on abouti à la création d’un nouveau standard: le Tu-160M1 (on parle aussi de Tu-160M, le chiffre ayant été ajouté par la suite pour faire le distinguo avec la version la plus moderne). Le standard Tu-160M1 a vu ses ambitions réduites par rapport aux projets (pas de nouveau radar et pas de nouveau cockpit) mais une partie du système de navigation ainsi que le pilote automatique ont été remplacés.

En outre, l’ancien viseur installé sous le nez de l’appareil et envisagé pour permettre le tir de bombes lisses est obturé vu l’abandon de cette option par la Russie, les missions de bombardements étant reprises par les Tu-22M3 et Su-34. Ce standard concerne tous les Tu-160 actuellement en service au sein des DA et à terme, tous les Tu-160 seront portés à ce niveau.
De plus, bien que ceci soit l’objet d’informations contradictoires: l’implantation d’un nouveau radar, d’un cockpit moderne et d’un système de tir modernisé seraient toujours envisagés. Il reste à voir si c’est budgétairement réaliste dans des cellules plus anciennes.
Le deuxième standard est le Tu-160M2. Ici, il n’est plus question de la modernisation d’appareils existants mais tout simplement de la création d’un appareil neuf conçu sur base de la cellule du Tu-160 mais dont tout l’équipement est revu en profondeur. De plus, au vu du fait que l’on parle d’appareils neufs, un important investissement est nécessaire pour équiper l’usine de production et créer la chaîne logistique capable de l’alimenter ainsi que de former la main d’oeuvre amenée à travailler sur cette production.
Le chiffre de 50 Tu-160M2 à acquérir par la Russie est le plus fréquemment cité avec un rythme de production initial de 3 appareils/année.
Le Tu-160M2 en détails
Le lancement du projet Tu-160M2 est intéressant à plus d’un point. Il nécessite un travail excessivement important de la part des équipementiers russes avec la contrainte d’un calendrier serré à respecter.
En fait le programme Tu-160M2 malgré sa dénomination qui semble « familière » est en réalité une retour à la case départ pour le constructeur. Plus de 20 ans après la sortie de production du dernier appareil produit neuf et avec la destruction de l’outillage (d’une partie tout du moins), lancer un Tu-160M2 relève du défi. Tout est à refaire ou presque.

Premier élément à traiter: la documentation technique. En effet, lors de la création du Tu-160, tout se faisait encore sur papier avec des kilomètres de cartons de documents traitant de l’avion dans son intégralité. La relance d’une production moderne passe nécessairement par un travail de numérisation pointilleux permettant d’avoir une vue complète de l’appareil et de ses ensembles constitutifs. Cet élément prendra presque une année à être complété.
Deuxième élément à traiter: l’usine de production. C’est le centre de production « historique » du Tu-160 qui est choisi pour construire le Tu-160M2. En bonne partie parce que c’est la plus grande usine (en terme de superficie de production) capable de produire l’appareil et que son expertise en la matière est indiscutable. Basée à Kazan, il s’agit de l’usine S.P Gorbunov aussi connue sous le nom de KAPO (Казанское авиационное производственное объединение имени С. П. Горбунова) qui assurera la production des appareils.

Le problème étant que les installations sont vieillissantes et nécessitent une solide modernisation et un rééquipement avec du matériel de production moderne, de plus le personnel employé n’a plus aucune connaissance du Tu-160 et doit passer par un apprentissage poussé en vue d’obtenir le standard de qualité exigé pour ce type d’appareils. Les Russes vont rapidement passer les premiers contrats dès 2015 pour remettre en état la chambre dans laquelle est réalisée la soudure du titane dans une atmosphère sous vide, cette capacité étant cruciale dans la fabrication de l’avion. Les travaux seront rondement menés puisque dans le courant du premier semestre 2017 cette capacité sera rétablie. Nous en avions parlé ici notamment.
Les installation de production sont en cours de modernisation et d’agrandissement, ceci étant notamment clairement visible sur les vues satellites de l’usine et les images de la sortie du prototype permettent de distinguer un hall flambant neuf. Pas moins de 40 milliards de Roubles ont été investis (ou en cours d’investissement) pour mettre l’usine à niveau.
Troisième élément à traiter: la motorisation. Un ancien dicton soviétique disait d’ailleurs que « la mise au point du Kuznetsov NK-32 a causé la faillite de l’URSS« . Si il nous est impossible de vérifier ce dicton, il est évident qu’au vu des performances offertes et de la complexité technique de ce dernier: sa mise au point fut très onéreuse pour l’économie soviétique… et ce fut quasiment en pure perte à l’époque vu le peu d’appareils produits.
Cependant, sans le moteur Kuznetsov NK-32 l’équipant, le Tu-160 n’aurait jamais pu atteindre les spécifications principales (longue portée et capacité supersonique) que les responsables militaires attendaient de lui.

Bien qu’étant toujours pertinent, les Russes ont décidés de développer une version modernisée du NK-32 en le dotant notamment d’un système de contrôle digital (FADEC) ainsi que d’une durée de vie allongée par rapport au moteur original; les performances de base du moteur seraient légèrement améliorées par rapport au moteur d’origine mais sans plus de détails sur la question.
Cette nouvelle version répond au nom de Kuznetsov NK-32-02 et les premiers exemplaires ont été admis au banc d’essais à la fin de 2016; il s’agit d’ailleurs des premiers NK-32 produits par Kuznetsov depuis l’abandon de la production en 1993.
Quatrième élément: l’électronique embarquée. On l’a vu auparavant, le principal changement que le Tu-160M2 apporte par rapport à son prédécesseur concerne l’électronique embarquée. C’est l’équipementier KRET, le spécialiste russe en la matière qui se charge de la mise au point des équipements et de leur intégration au sein du projet. On parle notamment d’un nouveau cockpit digital composé d’écrans LCD multifonctions, de l’emploi du radar Novella NV1.70 ainsi que d’un système de défense basé sur le système L402 Himalaya développé pour le Su-57 PAK FA.

KRET fonctionne donc en employant les « briques technologiques » déjà développées pour d’autres projets en les intégrant au sein de la cellule du Tu-160 tout en optimisant leur fonctionnement par rapport aux besoins établis par le MoD.
Et enfin, cinquième élément: le calendrier serré. Si cet aspect peut paraître anecdotique, c’est en réalité le plus complexe à gérer. En effet, il n’y a que 6 ans qui doivent s’écouler (selon le calendrier théorique) entre l’annonce du projet en 2015 et le vol du premier appareil de série en 2021. Au vu des performances russes en la matière, ceci relève au mieux du défi et au pire du miracle!
Les ingénieurs de chez Tupolev vont ruser et se rappeler qu’il existe encore plusieurs cellules inachevées de Tu-160 au sein de l’usine KAPO de Kazan. En repartant de ces cellules, il leur est possible de mettre au point les premiers prototypes rapidement permettant ainsi de lancer au plus vite le programme de test et d’intégration des équipements pour aboutir à une production en série dans le délai imparti. C’est ainsi que va naître le premier prototype qui est sorti d’usine aujourd’hui.
Le premier prototype Tu-160M2
Issu du dernier lot de Tu-160 produit pour l’URSS et dont la production s’est interrompue peu après sa disparition en 1991, le prototype Tu-160M2 présenté aujourd’hui est l’appareil portant le numéro d’usine 08-04 (soit le 4ème appareil du lot numéro 8).
Son niveau d’achèvement était évalué à 65% lors de l’arrêt de production et se cellule fut conservée soigneusement dans un coin du hall de montage de l’usine KAPO en compagnie d’autres cellules à divers stades d’achèvement. Lorsque l’idée de relancer la production fut mise sur la table, il devint une cible idéale pour permettre la création des prototypes de cette nouvelle production.

Cependant, il ne s’agit pas (encore) d’un Tu-160M2. En effet, vu les délais très tendus dans ce projet, l’appareil est un hybride entre le Tu-160M1 et le Tu-160M2; on pourrait parler de Tu-160M1,5 mais bien évidemment ce standard n’existe pas.
Le prototype dispose déjà des nouveaux moteurs NK-32-02 mais ne dispose pas encore du nouveau cockpit (toujours en cours de mise au point) pas plus que de la suite de défense L402. Il est d’ailleurs assez intéressant de voir que le prototype présenté aujourd’hui présente encore l’emplacement du viseur de bombardement (bien qu’occulté), alors que ce dernier n’est d’aucune utilité. Il est clair que ce viseur ne sera pas présent sur les appareils de série et que d’autres modifications (principalement au niveau des antennes sur le fuselage) seront présentes sur les appareils ultérieurs.
Pour le reste, il est difficile d’en savoir plus sur la question en ce moment. On constate que les Russes sont entrain de patiemment assembler toutes les pièces du puzzle Tu-160M2 et que leur rythme d’avancement est rapide pour un projet aussi complexe.
Mais cet empressement ne peut que difficilement cacher le fait qu’actuellement la Russie dispose de 16 Tu-160(M) dont une partie est en modernisation soit à peine 10 appareils disponibles. Au vu de l’importance de cet appareil au sein de la triade nucléaire Russe, il est clair que le retour en production du Tu-160 est loin d’être un élément anodin et ceci explique mieux le pourquoi du calendrier serré et des progrès rapide de ce projet.

Après la sortie du premier prototype aujourd’hui, toute une batterie de tests doit encore avoir lieu avant de voir un premier vol qui doit logiquement avoir lieu en février 2018.
Conclusion; et le PAK DA?
La flotte de bombardement stratégique Russe contemporaine est dotée de 16 Tu-160 et d’une 60aine de Tu-95MS en cours de modernisation au standard Tu-95MSM. Si on part du principe que pas moins de 50 Tu-160M2 doivent être produits, la question que l’on est en droit de se poser est: quelle place pour le PAK DA?
Il ne fait plus aucun mystère que le développement du Tupolev PAK DA est retardé et bien que son financement soit toujours garanti dans le futur GPV 2018-2027, un premier prototype étant même attendu à l’horizon 2025, la question de l’imbrication des deux appareils au sein des DA doit être soulevée. Les décideurs Russes semblent avoir largement sous-estimés la complexité et le coût de développement du PAK DA dans l’établissement du calendrier de mise au point de l’appareil. Et le projet Tu-160M2 est un moyen pour les décideurs de contourner les difficultés tout en conservant une capacité offensive crédible qui n’est pas limitée par un nombre d’appareils disponibles réduit.
Le Tu-160M2 présentera des capacités « différentes » du PAK DA: d’un côté le bombardier lourd supersonique, de l’autre l’aile volante subsonique. Bien que leurs missions respectives diffèrent, on est en droit de se poser la question de la capacité financière des Russes à financer et entretenir les deux programmes.

Il se confirme que le PAK DA bénéficiera d’une réduction des coûts d’acquisition liés aux investissements réalisés dans le cadre du Tu-160M2 (usine équipée pour la production du PAK DA, moteurs issus du NK-32, électronique embarquée fortement similaire à celle du Tu-160M2, etc…) cependant les plans envisageant de remplacer l’intégralité de la flotte de bombardement stratégique avec le PAK DA sont clairement intenables.
Les deux appareils sont appelés à cohabiter et cette cohabitation se maintiendra de longues années. Même si on peut émettre certains doutes sur la capacité financière des Russes à financer de tels projets, il semble que la triade nucléaire ne souffre d’aucune discussion relative à son budget et son contenu. Après tout, la dissuasion nucléaire russe repose en partie sur les programmes Tu-160M2 et PAK DA: une fois que l’on garde cet élément en vue, on comprend mieux l’empressement des Russes à réaliser au mieux et au plus vite ces deux programmes.
Comme de coutume, nous aurons l’occasion d’y revenir sous peu.
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