[Actu] Les Sukhoï Su-24M/MR et le Storm Shadow: un mariage de raison?

Pavel Osipovich Sukhoï (Павел Осипович Сухой) qui a donné son nom au bureau d’études éponyme, serait pour le moins étonné si il était encore de ce monde en 2023. Quelle ne serait pas sa surprise de voir deux de ses productions, le bombardier tactique Su-24M Fencer-D ainsi que la variante de reconnaissance Su-24MR Fencer-E, employées pour tirer un missile de croisière de facture occidentale, le Storm Shadow. Ce couple vecteur/armement étant de surcroît mis en œuvre par l’Ukraine pour frapper la Russie; bref deux pays qui vivaient à l’époque de Pavel Sukhoï dans le même bloc! Autant dire que ce dernier aurait du mal à comprendre comment on en est arrivé là.

Si l’Histoire est une matière beaucoup trop vaste que pour lui faire dire ce qu’elle ne dit pas, il est par contre intéressant de voir comment la PSU a été en mesure d’intégrer des armements occidentaux parmi les plus modernes dans la dotation d’une flotte d’avions d’origine soviétique « loin d’être de première jeunesse« . Les deux cas que constituent l’intégration du missile AGM-88 HARM sur le MiG-29 ainsi que le missile de croisière Storm Shadow sur les Su-24M et Su-24MR montrent à quel point les ingénieurs et techniciens ukrainiens ne manquent pas de capacité d’adaptation en faisant preuve d’une capacité d’innovation qui force le respect. Ce faisant, avec cette capacité, les ukrainiens ont démontré que des avions soviétiques qui sont globalement resté dans leur état d’origine sont en mesure d’emporter et de tirer des missiles pour lesquels ils n’ont pas été conçus, ceci étant à envisager sous le regard de la capacité d’emport: rien n’est dit sur la capacité de guidage (complète ou partielle?) des armements en question par leurs vecteurs.

La PSU: un rapide aperçu

Fondée le 17 mars 1992 sur les cendres de la force aérienne soviétique, l’actuelle force aérienne ukrainienne (Повітряні сили Збройних сил України) qui est plus connue sous l’acronyme PSU est issue de la fusion des forces aériennes et forces de défense anti-aériennes (Війська протиповітряної оборони України) en 2004. Dirigée depuis le 9 août 2021 (décret 345/2021 du président d’Ukraine) par le Lieutenant-Général Mykola Mykolayovych Oleshchuk (Микола Миколайович Олещук), la PSU est subdivisée en quatre commandements principaux:

  • Commandement Ouest (basé à Lviv)
  • Commandement Est (basé à Dnipro)
  • Commandement Sud (basé à Odessa)
  • Commandement Centre (basé à Vasylkiv)

En outre, la Crimée est considérée comme un « espace aérien spécial » bien qu’étant de facto (mais pas de jure) un espace aérien russe… même si ces derniers l’administrent comme tel depuis 2014; un ATM russe étant installé en Crimée à Simferopol.

Les principaux appareils en dotation au sein de la PSU en 2022 sont:

  • MiG-29/MiG-29UB: chasse, environ 45 appareils
  • Su-24M/Su-24MR: bombardement et renseignement, environ 22 appareils (14+8)
  • Su-25/Su-25UB: appui feu rapproché, environ 25 appareils
  • Su-27/Su-27UB: chasse et interception, environ 30 appareils

A noter que les chiffres manquent (volontairement) de précision, certains appareils étant stockés inactifs bien qu’étant susceptibles de revenir plus ou moins rapidement en service après passage en révision. De plus, la situation de la PSU est très fluctuante vu que certaines pertes enregistrées depuis février 2022 ont été compensées par des livraisons en provenance de pays européens mais sans que des données précises ne soient communiquées sur l’ensemble des volumes transférés.

La seule branche de la PSU qui a bénéficié d’un véritable début de modernisation de ses équipements entre 2014 et 2022 est la composante des drones qui a réceptionné des drones TB2 Bayraktar qui furent très utile au début de l’attaque russe de 2022 (leur efficacité a été en se réduisant une fois que les russes ont mis en place une bulle A2/AD mieux maillée et structurée).

Le Su-27 codé 58 Bleu de la PSU arbore un camouflage « pixels » du plus bel effet sur ce dernier. Image@?

Ayant hérité d’une flotte pléthorique d’avions lors de la dislocation de l’URSS, celle-ci s’étant réduite par la force des choses (absence d’utilité et de moyens financiers ainsi que présence d’avions ayant largement dépassé l’âge de la retraite) la PSU dispose en dotation d’avions d’origine soviétique qui sont « globalement » dans le même état en 2023 qu’ils ne l’étaient en 1992 lors de sa constitution; des programmes de modernisation limités ont bien été menés mais sans changer fondamentalement les performances intrinsèques des avions.

Histoire de ne rien arranger, la réduction de la flotte a été draconienne et la disponibilité de celle-ci particulièrement catastrophique en 2014 lorsque les russes attaquèrent l’Ukraine. Cette situation délicate n’a pas empêché les pilotes ukrainiens d’être en première ligne prêt à monter au front et ce même sur des montures qui ne leur laissaient guère de chances de survie face à l’ennemi russe. Un « mini » réveil de la PSU va intervenir dans la période post-2014 après la perte de la Crimée: le gouvernement de Kiev libérant des fonds pour permettre de sortir de stockage des avions arrêtés de longue date et de la sorte permettre de « remplumer » un peu une PSU devenue famélique. Certes, cette décision n’a pas eu pour effet de révolutionner le visage de la force aérienne ukrainienne mais il lui a permis d’être mieux préparée pour contrer les actions russes dès février 2022.

De plus, le rapprochement entre responsables militaires ukrainiens et otaniens ont vu les forces armées ukrainiennes passer (en partie tout du moins) par une phase de restructuration avec intégration des concepts et doctrines d’emplois en vigueur dans l’OTAN. Evolution, sans être une révolution: cette aide logistique en matière de formation et de restructuration provenant des pays occidentaux (précédant l’attaque russe de février 2022) a vu la PSU être plus réactive et mieux adaptée à encaisser le choc initial de l’attaque russe… Il est vrai aussi que les responsables militaires américains tiraient la sonnette d’alarme depuis plusieurs semaines.

Alors que beaucoup tablaient sur un effondrement rapide de la PSU ainsi que sa probable annihilation face aux VKS, la réalité va être toute différente et la PSU malgré des pertes extrêmement lourdes continue encore de voler au moment de rédiger ces lignes; néanmoins, si on prend la peine de se pencher sur les chiffres des pertes, on comprend mieux l’empressement des responsables ukrainiens pour obtenir des avions de combat occidentaux; et ce d’autant plus que le « vivier » d’avions d’origine soviétique pouvant être livrés à l’Ukraine est loin d’être infini.

Appareil numériquement le plus nombreux dans la dotation de la PSU: le MiG-29. Ici, le 57 Blanc qui arbore également un camouflage « pixels ». Image@?

Exemplatif de cette situation complexe pour la PSU, la flotte de Su-24M (Fencer-D) et Su-24MR (Fencer-E) qui remplissent respectivement les rôles de bombardiers tactiques et d’avions de reconnaissance a été soumise à forte pression, connaissant un taux d’attrition très élevé. Malgré ces pertes et le fait que les avions n’ont pas bénéficié de campagnes de modernisation, les techniciens ukrainiens ont été capables d’intégrer le missile de croisière à longue portée Storm Shadow pour qu’il puisse être transporté par le Su-24M mais également le Su-24MR: ce faisant, ce dernier obtenait pour la première fois de sa carrière une capacité offensive!

Ayant hérité de deux cents cinquante-sept Su-24 Fencer répartis en quatre variantes (Su-24, Su-24M, Su-24MP et Su-24MR) lors de la fin de l’URSS, la flotte ukrainienne de Su-24 (et variantes) va se réduire rapidement avec le retrait de service des Su-24 (Fencer-A) ainsi que des très rares Su-24MP (Fencer-F) pour voir la PSU ne conserver en service qu’une partie des Su-24M (les appareils les plus récents) ainsi que la version de reconnaissance du Fencer, le Su-24MR. Ces derniers viennent donc de recevoir il y a peu une nouvelle capacité, l’emport du missile de croisière Storm Shadow, ceci étant l’occasion idéale d’aborder plus en détails la carrière des Su-24M et Su-24MR en Ukraine ainsi que l’intégration du Storm Shadow.

A noter également que les Su-24 et Su-24MP hérités de l’URSS ne seront pas abordés dans cet article vu leur (très rapide) retrait de service quelques années après l’indépendance de l’Ukraine.

  • Su-24M Fencer-D

Devenu le seul appareil de bombardement en service au sein de la PSU depuis le retrait de service des derniers Tu-22M3 hérités de l’URSS ainsi que l’élimination de l’aviation stratégique ukrainienne; le Sukhoï Su-24M (T-6M/Izd.44) est un bombardier tactique dont les premières études remontent à l’aube des années 1960. Alors que l’aviation tactique soviétique exploitait principalement le Sukhoï Su-7B pour ses missions de frappe au sol, ce dernier se révéla être un appareil limité au niveau des performances notamment des suites de la très grande gourmandise de son réacteur Lyulka AL-7; malgré ces problèmes, le Su-7B va donner naissance à la prolifique famille des Su-17/Su-20/Su-22 se caractérisant notamment par des ailes à géométrie variable ainsi que l’emploi du réacteur Lyulka AL-21F-3.

Le Su-24M codé 28 Blanc est vu ici au roulage à Starokostiantyniv en 2015. Image@Chris Lofting

Au même moment où l’OKB Sukhoï travaillait sur le développement du Su-7B, le bureau d’études fut également chargé de développer un projet plus ambitieux avec le projet de création d’un nouvel appareil pouvant effectuer des frappes au sol en volant à basse altitude (pour rester sous les radars et faciliter la pénétration au sein du dispositif ennemi). Une première réponse à ce projet est apparue en 1962 avec la maquette du S-6: un avion à voilure fixe, motorisé par deux turboréacteurs Tumansky R-21 (à noter que le projet de ce moteur sera abandonné par la suite) embarquant un système d’arme performant répondant au nom de Puma (avec radar Orion) et embarquant un équipage de deux personnes installées en tandem.

Vu que la problématique des faibles performances du Su-7B, l’OKB Sukhoï va dès 1964 lancer les travaux sur le T-58M (qui était censé constituer une modernisation de l’intercepteur Su-15); histoire de ne pas faciliter la vie des ingénieurs (?), les responsables de l’armée soviétique demandèrent d’ajouter en plus de la capacité à voler à très basse altitude, une capacité STOL (Short TakeOff and Landing) ainsi qu’une possibilité de voler en croisière à vitesse supersonique sur de longues périodes de temps. La solution trouvée sera une véritable usine à gaz puisque l’avion envisagé allait disposer d’un ensemble de six réacteurs se répartissant en deux turboréacteurs Tumansky R-27 pour le vol en croisière ainsi que de quatre turboréacteurs RD-36-5 pour les performances STOL! Le premier prototype Su-15 (code projet T-58) va être modifié en laboratoire volant T-58VD pour tester ce concept et évaluer sa pertinence (ou non).

Le prototype T-58VD. Image@airwar.ru

L’emploi prévu du radar Orion disposant d’une antenne de grande taille va contraindre les ingénieurs à redessiner et élargir le fuselage de l’appareil, celui du Su-15 étant trop étroit: découlant de cet élargissement, il va être possible d’asseoir l’équipage non plus en tandem mais bien côte à côte. Finalement, après de nombreux atermoiements, le projet de bombardier tactique va être officialisé le 24 août 1965, à cette occasion il sera reclassé en tant que Sukhoï T-6. Les travaux vont avancer rapidement puisque un premier vol du prototype T-6-1 va intervenir le 2 juillet 1967. L’avion va rapidement évoluer puisque les réacteurs Tumansky R-27 vont être remplacés par des Lyulka AL-21F, de plus les essais avec le prototype T-58VD vont démontrer que les contraintes liées au STOL grèvent très sérieusement l’autonomie (l’espace disponible pour le carburant étant occupé par les réacteurs) ainsi que la capacité d’emport de l’avion… avec comme conséquence que ce prérequis va finalement être abandonné ainsi que la formule à six réacteurs.   

La mise en service du General Dynamics F-111 Aardvark va donner des idées de développement (sans être une copie conforme pour autant) aux ingénieurs soviétiques; en effet la formule aérodynamique avec ailes à géométrie variable si elle complexifie la mise au point (et l’exploitation) de l’avion se révèle extrêmement intéressante eu égard au profil de vol de l’avion (pénétration très basse altitude à haute vitesse). Le bureau d’études Sukhoï va être chargé, le 7 août 1968, de développer une variante à géométrie variable du T-6, ce qui donnera naissance au T-6-2I dont le premier vol aura lieu le 17 janvier 1970. La mise au point va s’avérer laborieuse avec la perte de nombreux prototypes (et de leurs pilotes!), les difficultés se focalisant sur l’électronique embarquée (fortement automatisée) ainsi que sur des défauts de conception au niveau du compresseur des réacteurs qui étaient produits en alliage de titane. Ces derniers ayant tendance à s’enflammer à hautes températures, l’incendie se propageant très rapidement au reste du réacteur entraînant la destruction en vol de la cellule.

Pas encore un Su-24, mais presque: le T-6-2I. Image@?

Les difficultés rencontrées vont déboucher sur un programme d’essais qui va s’éterniser (selon les standards soviétiques de l’époque); les essais étatiques vont durer quatre ans (janvier 1970 à juillet 1974) tandis que l’acceptation officielle au service sera signée le 4 février 1975, à cette occasion il sera baptisé Su-24 (classification OTAN: Fencer-A). Produit au sein de l’usine NAZ (Novosibirsk) entre 1971 et 1983, une version modernisée du Su-24 disposant d’une électronique retravaillée, de l’ajout de nouveaux armements ainsi que la capacité à être ravitaillé en vol (ce qui nécessita un léger allongement de la cellule) va être développée à partir de 1976 pour une entrée en service en 1983 sous le nom de Sukhoï Su-24M (classification OTAN: Fencer-D). Donnant naissance à plusieurs variantes (Su-24MK pour l’export, Su-24MR pour la reconnaissance et Su-24MP pour le brouillage), l’appareil va être produit entre 1971 et 1993, n’équipant à l’origine que les forces armées soviétiques où il constituait le fer de lance du bombardement tactique étant généralement déployé très en avant dans les pays satellites pour contrer les troupes de l’OTAN. L’URSS exportera le Su-24M dans sa forme à l’export Su-24MK (disposant d’une électronique moins performante) en Algérie, Irak, Iran et Syrie. D’autres opérateurs viendront s’ajouter lors de l’effondrement de l’URSS, ces derniers rachetant des appareils issus des stocks soviétiques.

Le Su-24MK codé 3-6809 de l’IRIAF est vu ici avec une nacelle de ravitaillement Upaz-1 en emport ventral. Image@Erfan Arabzadeh

D’un point de vue technique, le Su-24M est un bombardier tactique optimisé pour les vols à très basse altitude et à haute vitesse en vue de rester sous la couverture radar le plus longtemps possible. L’appareil est donc optimisé au niveau des capteurs embarqués tout en disposant d’un système de pilotage automatique (le SAU-6M1) adapté pour ces profils de vols. Les capteurs sont regroupés au sein de la suite de navigation et ciblage PNS-24M contrôlée par un ordinateur Orbita-10-058M. Les deux principaux capteurs sont le radar air-sol bi-bande Orion-A (fonctionnant en Bande X et bande Ka) installé dans le radôme ainsi que le radar Rel’yef employé pour le suivi du terrain et installé en-dessous de l’Orion-A. A ces deux radars viennent s’ajouter un système de ciblage fixe (diurne) laser et TV Kayra-24 implanté sous le fuselage légèrement en retrait derrière le cockpit et incliné vers le bas, d’autres nacelles amovibles peuvent être emportées sous voilure pour assurer le guidage des missiles Kh-58 et Kh-59(M).

Les deux radars du Su-24M: en haut le radar air-sol Orion-A, en bas le radar de suivi de terrain Rel’yef. Image@Marina Lystseva

Su-24M: quelques données techniques

  • Longueur: 24,59 m
  • Envergure: 10,36 m (flèche à 69°) ou 17,63 m (flèche à 16°)
  • Hauteur: 6,19 m
  • Masse à vide: 21,2 tonnes
  • Masse maximale au décollage: 39,7 tonnes
  • Motorisation: 2 x Lyulka AL-21F3 (2 x 76,4 kN à sec / 2 x 110 kN avec post-combustion)
  • Vitesse maximale: 1.400 Km/h (à 200 m d’altitude), 1.700 Km/h (haute altitude)
  • Rayon d’action: 560 Km (avec réservoirs PTB et charge offensive normale)
  • Points d’emports: 8
  • Charge offensive: 7 tonnes (maximum) / 1 canon GSh-6-23 (500 obus)

Lors de son accession à l’indépendance, la nouvelle république d’Ukraine devient par la force des choses le plus gros opérateur de Su-24M Fencer-D en-dehors de la Russie avec un total de cent-dix-neuf Su-24M en service affectés au sein de quatre régiments de bombardement, ces derniers étant connus dans la structure organisationnelle soviétique en tant que BAP (Бомбардировчный Авиационный Полк) :

  • 7 BAP (Starokostiantyniv): 29 avions
  • 230 BAP (Cherlyany): 30 avions
  • 727 GvBAP (Kanatovo): 30 avions
  • 947 BAP (Dubna): 30 avions

Avec une durée de vie de base de vingt ans (extensible avec des révisions générales et sous certaines conditions), la flotte ukrainienne était dans un état globalement bon et très jeune puisque l’appareil le plus ancien datait de 1982 tandis que le plus récent était de 1991 (la transformation du 230 BAP sur le Su-24M venait de s’achever peu de temps avant l’effondrement de l’URSS). Pour les amateurs de détails, on peut même préciser que les Su-24M en service en Ukraine sont répartis dans les lots de production 06 (1982), 07 (1983-1984), 09 (1986-1987), 10 (1987) et 13 (1991).

Pendant environ 15 ans, la flotte de Su-24M ukrainiens ressemblait à ceci: des avions stockés sans aucun avenir en vue… Image@Carl Brent

Néanmoins, malgré la relative jeunesse des Su-24M, les effets de la nouvelle réalité économique du pays ainsi que la vague de réduction des effectifs et infrastructures vont frapper de plein fouet la flotte de Fencer-D. Sur une période de quelques années, les changements suivants vont intervenir:

  • Le 230 BAP (Cherlyany) ne survivra pas à la déclaration d’indépendance puisque son personnel (composé majoritairement de russes et biélorusses) ne prêtera pas allégeance à l’Ukraine et ces derniers quitteront le pays dans la foulée, les appareils (produits en 1990-1991) étant transférés au 7 BAP (Starokostiantyniv).
  • Le 727 GvBAP (Kanatovo), devenu 44 BrTA en 2003 est dissout en 2004: les appareils en dotation datant de 1982-1984 ayant atteint la fin de leur durée de vie opérationnelle.
  • Le 947 BAP (Dubna) est dissout en 2001 ses appareils (produits en 1987-1988) étant transférés au 806 BAP de Lutsk ainsi qu’au 7 BAP (Starokostiantyniv).
  • Le 806 BAP (Lutsk) est dissout le 28 avril 2004.

Lorsque le 44 BrTA est dissous en 2004, la flotte de Fencer-D ukrainiens est regroupée au sein d’une seule unité, le 7 BAP basé à Starokostiantyniv (Старокостянтинів) dans l’oblast de Khmelnytskyï et relevant du Commandement Ouest. Le 7 BAP est transformé en 7 BrTA (7 БрТА / 7-ма бригада тактичної авіації) avec le numéro d’unité A2502 en 2003 avant d’être baptisé le 28 mars 2008 via un décret publié par le président Viktor Iouchtchenko , du nom de Petro Franko (Петро́ Іва́нович Франко́), un héros de la guerre d’indépendance ukrainienne (1917-1921). Suite à ce baptême, le nom complet du 7 BrTA devient 7-ма бригада тактичної авіації імені Петра Франка, ce nom étant toujours celui en vigueur en 2023. A noter que la 7 BrTA, dirigée depuis 2018 par le colonel Yevgen Bulatsyk (Євген Богданович Булацик) s’est vu décerner par le président ukrainien le 24 août 2022 l’ordre « Pour le Courage et la Bravoure » (За мужність та відвагу) pour son héroïsme dans la défense de l’état ukrainien.

Le vol de six Su-24M; un serment d’allégeance pour rien?

Lors de la déclaration d’indépendance de l’Ukraine, le personnel des anciennes unités soviétiques stationnées sur le sol local se virent proposer de prêter allégeance aux nouvelles couleurs nationales pour être de facto et de jure membres de la nouvelle armée ukrainienne. Alors que dans le cas du 230 BAP, la majorité du personnel d’origine russe et biélorusse ne prêtera pas allégeance, ce qui aura comme conséquence le départ de ces derniers et la dissolution de l’unité, dans le cas du 7 BAP ce fut l’inverse.

Composée principalement de personnel d’origine ukrainienne, la grande majorité du personnel affecté au 7 BAP prêta allégeance à l’Ukraine… mais certains pilotes n’étaient pas de cet avis. L’action la plus « spectaculaire » de ce refus d’allégeance se déroula le 13 février 1992. Le service de sécurité ukrainien (le SBU) avait cloué au sol pendant plusieurs semaines les avions militaires de peur de défections; l’interdiction de vol fut levée le 12 février, un vol d’entraînement étant planifié pour le 13 février. Le jour en question, un groupe de neuf Su-24M avec leurs équipages décollèrent de Starokostiantyniv mais juste après le décollage, six des neuf Su-24M prirent la direction du Nord et restèrent à très basse altitude. De plus, un membre du personnel de la base réussit à subtiliser le drapeau du régiment… et prit la fuite vers la Russie en voiture!

Les avions et leurs équipages finirent par rejoindre la base de Shatalovo en Russie, bien évidemment cette défection fit beaucoup de bruit bien que la Russie ne consentit jamais à rendre les appareils à l’Ukraine. Ironie de l’histoire, vu que les équipages n’emportèrent pas les carnets d’entretien et livres de vol des avions, ces derniers étaient inexploitables pour la Russie (absence de suivi de l’historique de l’avion et surtout de ses réacteurs): par conséquent, les appareils devinrent des banques d’organes pour d’autres Su-24M russes.

L’Histoire n’étant qu’un éternel recommencement, les services secrets russes (le FSB) vont essayer en 2014 via la contrainte (menaces sur sa famille) de pousser un pilote ukrainien, le Major Yuri Kireev de diriger son Su-24MR (le 36 Jaune) vers la Russie où il lui fut promis une habitation ainsi qu’une pension. Finalement, le projet va tourner court et ce pilote sera arrêté et condamné à douze ans de prison en 2017.

Regroupant à la fois la flotte de Su-24M ainsi que de Su-24MR, le 7 BrTA a vu sa dotation fluctuer avec le temps et il apparaît qu’au début de l’année 2014, la flotte active de Su-24M et Su-24MR s’établissait à seulement trois Su-24M et deux Su-24MR! Vu la menace croissante représentée par la Russie, les techniciens ukrainiens vont travailler à la remise en service rapide d’appareils immobilisés: ainsi en avril 2014, la flotte d’appareils actifs était remontée à sept Su-24M et quatre Su-24MR; lorsque les russes vont attaquer l’Ukraine, une partie de la flotte de Su-24M va être redéployée au départ de la base de Myrhorod (Oblast de Poltava) où sont basés les Su-27 Flanker du 831 BrTA, les Su-24M étant employés pour effectuer des frappes au sol sur les troupes russes, ce qui ne se fera pas sans pertes du côté ukrainien. Après le « gel » des hostilités entre la Russie et l’Ukraine, la PSU va travailler sur le remplacement des appareils perdus durant les combats de 2014: ainsi en 2015 la flotte de Su-24M était remontée à onze appareils actifs.

Le Su-24M codé 20 Blanc a été révisé en 2015, cet appareil a été abattu le 1er mars 2023. Image@MoD

Le 7 BrTA est structuré en trois escadrilles, deux escadrilles sont dédiées aux missions de bombardement tandis qu’une escadrille est dédiée aux missions de reconnaissance, les Su-24M se répartissant de la façon suivante:

  • 1ère escadrille de bombardement (1-ша авіаційна ескадрилья бомбардувальна): trois unités de quatre Su-24M
  • 2ème escadrille de bombardement (2-га авіаційна ескадрилья бомбардувальна): trois unités de quatre Su-24M

Les notions d’arithmétique étant ce qu’elles sont, les deux escadrilles de bombardement du 7 BrTA comportent normalement vingt-quatre Su-24M (deux fois douze appareils) mais les dotations de ces escadrilles étaient incomplètes lors du lancement des hostilités par la Russie, il en va de même pour les Su-24MR mais nous y reviendrons plus loin. Aussi, en février 2022, les estimations les plus sérieuses et vérifiables font état de quatorze Su-24M en service présentant un âge moyen de presque 37 ans; avec en plus environ une quarantaine d’appareils stockés dont certains sont susceptibles d’être (rapidement) remis en service (ceci concerne principalement les appareils les plus récents, issus des lots de production 09 à 13).

Lourdement chargé de bombes lisses, on voit ici le Su-24M codé 66 Rouge. Image@Chris Lofting

La grande force de l’Ukraine, en comparaison avec d’autres anciennes républiques de l’URSS, c’est l’existence sur le sol national d’installations capables d’assurer l’entretien et la modernisation des avions en service; dans le cas d’espèce il s’agit du centre NARP (Миколаївський Авіаремонтний Завод) basé à Kulbakino (Кульбакине) qui est en mesure d’assurer l’entretien et les révisions générales des avions. Ces révisions, vont permettre à la PSU de traiter annuellement l’équivalent d’un appareil entre 2014 et 2021 et ce après des débuts très difficiles (principalement pour des raisons financières), le Su-24M codé 41 Blanc étant immobilisé pendant dix ans (2004-2014) en attente de fonds pour financer sa révision générale!

Le Su-24M codé 41 Blanc, premier appareil révisé avec le nouveau camouflage « pixels ». Image@Chris Lofting

A noter qu’à l’inverse d’autres appareils en dotation au sien de la PSU (MiG-29 et Su-27 notamment), la flotte de Fencer-D est toujours dans son état d’origine « soviétique »: aucune modification importante n’a été apportée sur les appareils en service. Leurs chances de survie sur un champs de bataille moderne sont donc des plus restreintes ce qui, couplé à une complexité technique importante (qui a comme conséquence un coût d’entretien élevé ainsi que la nécessité d’un entraînement pointu), a vu la flotte de Fencer-D connaître une attrition importante à la fois pour des raisons techniques et opérationnelle. Si l’on en croît les sites qui font l’état des lieu des pertes russes et ukrainiennes, ce sont pas moins de quatorze Su-24M que la PSU a perdu depuis février 2022.

Le camouflage « pixels » ne laisse guère de doute sur la question: le Su-24M codé 08 Blanc a bénéficié d’une révision générale. Image@?

Si ce nombre vient à être confirmé (sachant que le brouillard de guerre fonctionne à plein régime): on peut donc en conclure que la flotte de Su-24M ukrainiens se réduit à une portion congrue de seulement « quelques » appareils actifs, il reste à voir combien d’appareils ont effectivement été modifiés pour emporter le missile Storm Shadow, Sur base des (rares) images disponibles, on peut voir qu’au-moins un Su-24M (probablement le 22 Blanc qui se caractérise par un dessous de fuselage peint en jaune pour éviter les tirs fratricides) est documenté avec deux Storm Shadow; ces derniers étant positionnés sous voilure. Gageons que l’emploi de Su-24M « spécialisés » pour de telles missions va faire de ces derniers des « cibles de choix » pour les russes.

Un Su-24M (le 22 Blanc?) est vu ici avec deux Storm Shadow en emport sous voilure. Image@?
  • Su-24MR Fencer-E

Variante de reconnaissance dédiée basée sur le Su-24M, le Su-24MR (T-6MR/Izd.48) est un appareil dont la mission principale est d’assurer la reconnaissance tactique tous temps jusqu’à des distances de 400 Km à l’intérieur des lignes ennemies. Reprenant comme base technique le Su-24M avec lequel il ne diffère que très peu, les principales modifications portent sur l’enlèvement des armements et des systèmes d’attaque sol (notamment le radar Orion-A et le système de ciblage Kayra-24) ainsi que leur remplacement par un complexe d’équipements de reconnaissance connu sous le nom de BKR-001 (Izd.M100) qui est composé de capteurs intégrés dans l’appareil et pouvant être complétés par des nacelles contenant des équipements de reconnaissance complémentaires qui permettent à l’avion de remplir des missions ELINT (ELectronic INTelligence) et SIGINT (SIgnal INTelligence).

Le Su-24MR codé 11 Jaune a été touché par des SAM russes le 1er juillet 2014: ramené in extremis à sa base, il sera réparé avec la partie arrière d’un autre Su-24MR et remis en service. Image@Chris Lofting

La suite BKR-001, développée à partir de 1973 par l’équipementier Vega, est composée des éléments suivants qui sont intégrés directement dans la cellule de l’appareil:

  • Radar à visée latérale (SLAR) Shtyk (Izd.M101) installé dans le nez de l’appareil; ce dernier dispose d’une portée latérale allant de 4 à 28 Km et dont les données sont enregistrées sur film photographique.
  • Caméra TV Aist-M (Izd.M152) qui transmet les images en temps réel aux stations au sol via un transmetteur ShRK-1 Posrednik-1 installé sur le dessus de l’échangeur thermique permettant le refroidissement des équipements embarqués de l’avion.
  • Scanners infra-rouge Zima capables de détecter des variations de températures de 0,3° C.
  • Caméra verticale AP-402P (usage diurne) avec lentille de 90,5 mm et fonctionnant à des altitudes allant de 150 à 2.000 m avec 60 m de pellicule disponible (si développement à bord) ou 480 m de pellicule (si développement au sol).
  • Caméra oblique A-100 (usage diurne) avec lentille de 100 mm et fonctionnant à des altitudes allant de 50 à 2.000 m.

A côté de ces équipements intégrés dans la cellule, on retrouve les équipements sous nacelles suivants; ces derniers prenant place sous le fuselage ou sous la voilure;

  • Nacelle de reconnaissance laser Shpil-2M (Izd.M103A) qui prend place sur le point central positionné sous le fuselage; système utilisable à des altitudes allant de 150 à 500 m, les données collectées sont enregistrées sur film ou transmis au sol via le système ShRK-1.
  • Nacelle SRS-13 Tangazh (certaines sources parlent de SRS-14), collectant des données du type SIGINT, elle peut identifier et localiser les sources d’émissions radio; la nacelle prend place sur le point central positionné sous le fuselage.
  • Nacelle Efir-1M (Izd.M341) qui enregistre les fréquences radars en scannant un rayon de 120° autour de l’appareil; elle est positionnée sous voilure, sur le pylône externe à droite. Les données sont enregistrées sur film ou transmises au sol via le système ShRK-1.

A noter que le Su-24MR dispose d’un équipement de navigation, le NK-24MR, optimisé pour ses besoins opérationnels (vols de reconnaissance rapides à basse/très basse altitude): le radar Orion-A du Su-24M a été enlevé mais le radar Rel’yef employé pour le suivi de terrain est présent à l’avant de l’appareil dans le radôme. En vue de « leurrer » les occidentaux, lorsque les premiers Su-24MR ont été livrés, les soviétiques avaient peint l’avion avec le même camouflage et un radôme en blanc selon le même modèle que le Su-24M. Pour sa défense, le Su-24MR n’ayant pas de radar dédié pas plus que de canon embarqué, il emporte deux missiles air-air R-60M à guidage infrarouge; cette absence de protection est comblée par une suite d’auto-défense efficace. Lorsque le Su-24MR était déployé pour des missions en haute altitude, ce dernier l’était en combinaison avec un Su-24M en couverture, le Su-24M ayant recours à son puissant radar Orion-A pour assurer le scan de la zone avant; une fois la cible détectée à distance, le Su-24MR prenait le relais en se chargeant de la reconnaissance avec ses équipements embarqués.

A titre de comparaison avec le Su-24M plus haut, voici les deux principaux radars du Su-24MR. Image@?

Su-24MR: quelques données techniques

  • Longueur: 24,59 m
  • Envergure: 10,36 m (flèche à 69°) ou 17,63 m (flèche à 16°)
  • Hauteur: 6,19 m
  • Masse à vide: 32,5 tonnes
  • Masse maximale au décollage: 39 tonnes
  • Motorisation: 2 x Lyulka AL-21F3 (2 x 76,4 kN à sec / 2 x 110 kN avec post-combustion)
  • Vitesse maximale: 1.400 Km/h (à 200 m d’altitude), 1.700 Km/h (haute altitude)
  • Rayon d’action: 650 Km (avec réservoirs PTB et charge offensive normale)
  • Points d’emports: 5
  • Charge offensive: ?

L’origine du Su-24MR remonte au mois d’août 1965 lorsque le bureau d’études Sukhoï fut chargé de développer une version de reconnaissance du projet T-58M (qui deviendra par la suite le T-6 et le Su-24); ce projet repris en tant que T-58MR visait à développer un appareil de reconnaissance capable de prendre la relève des « peu efficaces » (sic) Yak-27R, Yak-28R et MiG-21R qui étaient loin d’être des parangons de modernité, tout en venant compléter par le bas les MiG-25R et MiG-25RB chargés de la reconnaissance stratégique. L’objectif étant de disposer d’un appareil rapide et moderne pouvant opérer au niveau tactique profondément à l’intérieur des lignes ennemies et dans des environnements fortement défendus… rien que ça. Les grande lignes générales du projet sont prêtes dès 1970 mais vu les incessantes modifications demandées par les décideurs de la force aérienne, le projet va faire du surplace jusqu’en 1975; cependant un autre élément va impacter le développement du nouvel avion, la mise au point du Su-24M. Les ingénieurs vont donc attendre l’arrivée du Su-24M pour développer une variante de reconnaissance sur base de ce dernier. C’est donc en 1979 que les travaux du T-6MR vont débuter, deux prototypes étant développés sur base de Su-24M (les T-6MR26 et T-6MR34), un premier vol intervenant le 25 juillet 1980.

Le Su-24MR codé 59 Jaune a reçu le camouflage « pixels » lors de sa dernière révision générale en date. Image@Sergey Smolentsev / Airplane Pictures

Les essais en vol vont débuter dans la foulée du premier vol et ces derniers ne seront achevés qu’en 1982, après quoi la production en série sera lancée au sein de l’usine NAZ (Novosibirsk) se chargeant déjà de la production des autres variantes du Su-24; les premiers avions de série sortiront d’usine en 1983 (dont l’actuel 15 Jaune de la PSU, premier Su-24MR de série), l’avion étant déclaré bon pour le service en 1984. Construit entre 1983 et 1993, le Su-24MR va être en priorité exploité par l’URSS avant de passer lors de la fin de l’Union en 1992 dans le giron de plusieurs républiques nouvellement indépendantes dont l’Azerbaïdjan, la Biélorussie, le Kazakhstan, l’Ouzbékistan, l’Ukraine et fort logiquement la Russie qui est le principal opérateur de ce dernier avec environ une septantaine d’avions actifs au sein des VKS et des MA-VMF. Par la suite, l’Algérie a réceptionné quelques appareils (dont au-moins un est documenté, le KG-93) rachetés en Ukraine.

Le Su-24MR codé 15 Jaune de la PSU est le premier appareil de série (01-01). Image@Chris Lofting

Lorsque l’Ukraine proclame son indépendance, elle se retrouve à la tête d’une flotte de trente-cinq Su-24MR répartis entre deux unités et composée d’avions issus des premiers lots de production , les avions hérités par l’Ukraine appartenant aux lots 01, 02 et 03 (1983), 04 (1984) et enfin 07 (1987). En l’occurrence, il s’agit d’appareils qui présentent en 2023 un âge moyen de 37,5 ans :

  • 48 OGRAP (Kolomiya): 12 avions
  • 511 ORAP (Buyalyk): 23 avions

Ces deux unités vont connaître une période très difficile puisque le nombre d’heures de vol va se réduire à presque zéro, ce qui rendait l’unité comme étant inactive de facto. Conclusion logique de ce manque de moyens, le 511 ORAP va être dissous en septembre 2003 et la base de Buyalyk fermée dans la foulée, une partie des appareils survivants étant reversés au 48 OGRAP tandis que le solde est transféré pour stockage sur la base de Bila Tserkva (Oblast de Kiev). Le 48 OGRAP ne survivra pas longtemps au 511 ORAP puisqu’il va être également dissous en 2004; les appareils survivants vont être envoyés au 7 BrTA de Starokostiantyniv où ils vont former la 3ème escadrille de reconnaissance (3-тя авіаційна ескадрилья розвідувальна) composée de trois unités de quatre appareils.

Toujours dans son « jus d’origine », on voit ici le Su-24MR codé 36 Jaune lors de sa phase finale d’atterrissage. Image@Joe Ciliberti

Le transfert au 7 BrTA ne va pas améliorer la situation générale de la flotte de Fencer-E; celle-ci passant d’environ douze appareils actifs en 2004 à seulement quatre (!) en service en 2014. Rapidement après que les russes soient passés à l’offensive sur la Crimée et le Donbass en 2014, les techniciens du 7 BrTA vont être en mesure de remettre rapidement en service trois Su-24MR supplémentaires, cette flotte étant augmenté en 2015 par le retour au service d’un avion (le 59 Jaune) envoyé en révision générale chez NARP en 2014. Finalement, la flotte va se stabiliser à huit appareils actifs au début de 2022 dont trois (54, 59 et 60 Jaune) ont bénéficié d’une révision générale chez NARP entre 2015 et 2020 et à cette occasion furent revêtus de la livrée « pixels » du plus bel effet.

Le Su-24MR n’est certainement pas le plus bel avion du monde, mais il faut admettre que le camouflage « pixels » le met bien en valeur. Image@Sergey Smolentsev

Un double programme de remise en service ainsi que modernisation développé par NARP en collaboration avec l’OAZ (Одесский авиационный завод) basée à Odessa et ciblant les deux variantes fut présenté en août 2019: le but étant à la fois d’accroître le nombre d’appareils en service mais également d’augmenter leurs capacités techniques des Su-24MR. Le programme en question a fait long feu puisque par manque de budgets ainsi qu’au vu de l’âge des appareils, le volet modernisation a été abandonné dans le courant de l’année 2020. A l’inverse, jusqu’à l’invasion russe de 2022, les avions en service passaient par des cycles d’entretien réguliers: la remise en service de certaines cellules stockées étant possible vu leur état de bonne conservation.

Le Su-24MR codé 93 Jaune est vu ici à l’atterrissage. Image@Chris Lofting

D’un point de vue des pertes documentées, un appareil (le 59 Jaune) a été abattu le 12 octobre 2022, d’autres pertes ne sont pas à exclure mais il semble que les Su-24MR n’aient été que peu employés par les PSU: il est vrai que leur mission première (la reconnaissance) ainsi que la présence de nombreux équipements A2/AD russes rendent leur emploi peu pertinent. A l’inverse, il est possible de voir (sur base des images disponibles) qu’au-moins un Su-24MR (le 60 Jaune) a été adapté pour emporter le Storm Shadow: ce faisant, il s’agirait d’une première véritable capacité « offensive » pour cette variante dédiée à la reconnaissance!

Le Su-24MR codé 60 Jaune est « vu » avec deux Storm Shadow en emport. Image signée par le secrétaire à la défense anglais, Ben Wallace.
  • Intégration du Storm Shadow

Missile de croisière à longue portée développé conjointement par la France (sous le nom de Scalp-EG / Système de Croisière Autonome à Longue Portée – Emploi Général) et l’Angleterre (sous le nom de Storm Shadow) par les constructeurs Matra (France) et BAe (Angleterre) dès 1994; le Storm Shadow a été conçu dans le cadre du programme CASOM (Conventionally Armed Standoff Missile) opposant plusieurs constructeurs et visant à équiper la France et l’Angleterre d’un missile de croisière à lancement par voie aérienne et pouvant frapper des cibles sur de longues distances (minimum 400 Km). Finalement c’est le 25 juin 1996 qu’est sélectionné le duo BAe/Matra et son projet Storm Shadow/SCALP-EG, un contrat de développement étant signé dans la foulée le 11 février 1997. Résultat de la concentration industrielle qui s’est déroulée en Europe durant les années 1990-2000, Matra et BAe ont finit par fusionner (avec d’autres industriels) pour donner naissance au missilier MBDA, l’objectif étant de créer un « Airbus des missiles« .

Ce Tornado de la RAF emporte non pas un mais bien quatre (!) missiles de croisière Storm Shadow (variante d’entraînement). Image@? 

Commandé par la France et l’Angleterre, le missile « complet » va connaître son premier tir réussi en décembre 2000 au départ d’un Mirage 2000N de l’Armée de l’Air, son équivalent britannique au départ d’un Tornado ayant lieu le 25 mai 2001. Entré en service au sein de la RAF en 2002 et de l’Armée de l’Air en 2005 (sur Mirage 2000D puis Rafale), le Storm Shadow sera par la suite exporté en Arabie Saoudite, Egypte, Emirats arabes unis, Grèce, Italie, Inde et Qatar faisant de ce dernier un beau succès à l’export. Missile furtif conçu pour frapper des cibles à haute valeur ajoutée, le missile est du type « fire and forget » (tire et oublie): le Storm Shadow est un missile subsonique (vitesse maximale de Mach 0,95) aux dimensions imposantes, ce qui lui offre une portée conséquente, pouvant frapper à plus de 500 Km avec, cerise sur la gâteau, une charge creuse en tandem de 450 Kg. Le profil de vol est du type bas, le missile suivant le relief pour éviter d’être détecté tandis que le guidage est assuré par une centrale inertielle couplée à un recalage GPS et altimétrique avec en outre un système de caméra infrarouge pour le guidage terminal.

Un Typhoon italien emportant deux missiles Storm Shadow lors d’essais en 2013. Image@l.Calario

Lorsque les premières annonces relatives à l’envoi de missiles Storm Shadow par l’Angleterre à l’Ukraine ont été publiées en mai 2023, s’est rapidement posé la question de savoir quel appareil remplirait le rôle de vecteur pour ce missile. Vu que le Storm Shadow est un « gros bébé » qui affiche une masse de 1,3 tonne, une longueur de 5,2 m et un diamètre ~ 0,5 m on est donc face à un armement qui ne peut pas être emporté sur tous les avions; les dimensions du missile excluent d’office le Su-25 ainsi que le MiG-29 des vecteurs potentiels de ce dernier. Vu que la question de l’envoi d’appareils occidentaux (donc déjà adaptés pour emporter le Storm Shadow) en Ukraine est toujours en cours de discussions, il ne reste que deux options plausibles pour l’Ukraine: le Su-24M ou le Su-27. Ces deux appareils sont les seuls dans la dotation ukrainienne à disposer de points d’emport aptes à emporter des charges lourdes.

En ce qui concerne le Su-24M, l’avion dispose de huit points d’emports répartis équitablement entre la voilure et le fuselage dont trois des points sont compatibles avec l’emport de bombes KAB-1500 (qui comme leur nom l’indique présentent une masse de 1,5 tonne); celles-ci nécessitant l’emploi un adaptateur BD4-U. Gros avantage du Su-24M comme vecteur, ce dernier est un bombardier tactique donc un avion optimisé pour l’emploi des charges lourdes et encombrantes; le missile Storm Shadow s’inscrivant parfaitement dans cette définition.

L’autre option qui se présente à l’Ukraine est le recours au Su-27 comme vecteur; bien qu’optimisé pour les missions de chasse et d’interception, le Flanker dispose de dix points d’emports répartis sous voilure, sous le fuselage et sous les entrées d’air: il est, en outre, apte à mettre en œuvre des armements air-sol. Même si les capacités d’emport ont évolué au fur et à mesure de la mise au point des (nombreuses!) variantes de Su-27, les appareils ukrainiens (des versions « Vanilla« , soit les premières variantes du Su-27) sont théoriquement en mesure de transporter des armements air-sol.

Plus précisément, le Su-27 a été conçu pour tirer les bombes KAB-1500Kr (dont le nom laisse une idée précise de la masse présentée par celle-ci); cette munition peut prendre place sous voilure (pylônes 3 et 4: les plus proches du fuselage) ou sous le fuselage entre les entrées d’air (pylônes 1 et 2). A savoir qu’à l’inverse des Su-24M, le positionnement sous le fuselage entre les entrées d’air peut se révéler beaucoup plus complexe sur le Su-27 vu la cinétique liée au tir de la munition. A l’inverse, la flotte de Flanker ukrainiens actifs est plus nombreuse numériquement que celle des Fencer-D.

Finalement, la réponse à la question du vecteur employé ne va pas se faire attendre longtemps puisque les premières images vont montrer le missile Storm Shadow emporté par… un Su-24MR (!) et peu de temps après par un Su-24M. En ce qui concerne l’adaptation du pylône, sur base d’images publiées le 2 juillet 2023, on peut voir que les techniciens se sont facilités la vie au maximum: ils ont récupéré un pylône provenant du Tornado et développé un adaptateur permettant de le fixer sur le pylône du Su-24M/-MR. Simple et redoutablement efficace!

Le montage final avec de haut en bas: le pylône du Su-24M/-MR, l’adaptateur pour assurer la liaison avec l’ensemble pylône issu du Tornado et missile Storm Shadow. Image@OSINTtechnical

Au final, cette intégration est intéressante à plus d’un titre: elle permet à la PSU d’obtenir une capacité de frappe tous temps et précise (!) à longue distance (+ 450 Km) ce qui offre à l’Ukraine la capacité de frapper la logistique russe et donc de restreindre leur capacité d’action sur le sol ukrainien. De plus, la menace potentielle que représente un tel missile vis-à-vis des sites stratégiques russes voit ces derniers devoir mobiliser des moyens de protection qui pourraient être plus utiles ailleurs. Après, et si l’on veut être équitable dans le jugement: le Storm Shadow n’est pas une arme miracle (le célèbre concept si cher aux allemands lors de la WWII de Wunderwaffen) ou un « game changer » (la variante contemporaine du Wunderwaffen), il apporte une capacité supplémentaire à la PSU qui est plus que la bienvenue (et en bonne partie efficace tant qu’à présent) mais disponible en quantités limitées, avec un nombre de vecteurs restreints tout en n’étant pas d’une fiabilité irréprochable (certaines images récentes indiquent que un/des (?) missile(s) n’a/n’ont pas atteint leurs cibles malgré les annonces ukrainiennes d’une « fiabilité à 100% »).

Bref, dans un monde où chaque image publiée doit être appréhendée avec la prudence de rigueur (« Tout le monde ment » comme le répétait un célèbre médecin cynique dans une série télévisée contemporaine), on ne peut qu’être frappé (positivement) par l’ingéniosité des techniciens ukrainiens dans l’exploitation des équipements à disposition mais qu’à l’inverse, il ne faut pas oublier l’arbre qui cache la forêt: la PSU dispose d’une flotte d’appareils vieillissants qui ont subi de lourdes pertes depuis février 2022. Et disposer d’armes efficaces c’est une chose (fort utile au demeurant), mais encore faut-il disposer des vecteurs (en nombre) pour ces dernières.

  • Et après?

La capacité des ukrainiens à exploiter le plein potentiel des moyens (limités) à disposition a de quoi laisser rêveur plus d’un gestionnaire de programmes d’équipement en Occident. Par la force des choses, ces derniers ont été en mesure (avec une solide aide occidentale, est-il réellement nécessaire de le préciser?) d’intégrer un missile de croisière moderne à bord d’un avion loin d’être de première jeunesse et même si cet ajout ne révolutionne pas fondamentalement les performances d’origine de son vecteur, le résultat final est bien là: le Su-24M/-MR est en mesure d’emporter et de tirer le Storm Shadow. Néanmoins, si on regarde les chiffres des pertes de la PSU, on peut voir que celle-ci a perdu pas moins de seize Su-24M/-MR depuis le lancement de l’attaque russe sur l’Ukraine: ce chiffre une fois contextualisé permet d’apprendre deux choses: premièrement, la dotation de Su-24M en service avant février 2022 a été totalement annihilée (quatorze avions actifs documentés avant cette date) et que deuxièmement les ukrainiens ont été en mesure de remettre en service rapidement des Su-24M/-MR stockés pour reconstituer (partiellement) les effectifs. Autre problématique peu abordée et pourtant inquiétante pour la PSU: si on se base sur les avis de décès des pilotes ukrainiens engagés, on constate qu’une grande majorité des pertes concerne des pilotes âgés dont certains étaient même retraités! Certes, ceci en dit long sur certaines lacunes de la PSU (qui avait de sérieuses difficultés à recruter et former du personnel avant 2022) mais cet élément tend à montrer également que les pilotes envoyés au front devaient dans l’ensemble voler peu… voire pas du tout avant le lancement de l’attaque russe en février 2022! Et sur un avion complexe comme le Su-24M, ce manque de formation explique en partie l’attrition élevée connue par les Su-24M/-MR.

On comprend dès lors beaucoup mieux l’empressement des responsables militaires ukrainiens à obtenir des avions occidentaux pour rééquiper la PSU ainsi que pour former ses pilotes; certes l’arrivée de F-16 ou d’autres plates-formes modernes ne seront pas le « game changer » fantasmé par certain(e)s (pas plus que la livraison du Storm Shadow ne l’a été) mais il permettra à l’Ukraine de disposer d’une plus large palette de moyens d’action aériens; et ceci devient de plus en plus urgent surtout au vu de la rapide raréfaction des appareils d’origine soviétique encore disponibles en Europe ainsi que du temps nécessaire pour former des pilotes. Accessoirement, on n’ose rêver à ce que les pilotes ukrainiens seront capables d’accomplir une fois ayant à leur disposition des appareils plus modernes entre les mains; ajoutez à ceci une solide dose d’ingéniosité des mécaniciens locaux et vous obtenez un tandem des plus efficaces.

Néanmoins, il ne faut pas non plus tomber dans l’excès d’optimisme: le tandem Su-35S/R-37M employé par les VKS semble représenter une très sérieuse menace pour la PSU, l’arrivée (toujours hypothétique pour l’instant) de F-16 d’occasion même passé au standard -MLU n’apportera pas un gain capacitaire énorme par rapport aux avions qu’il remplacera; on peut envisager de voir le transfert de version plus récentes du F-16 mais la problématique restera globalement la même dans un premier temps. Cependant, il permettra à la PSU de se reposer sur la logistique occidentale d’un appareil archi-connu et maîtrisé en Europe et pour lequel il existe un très large écosystème logistique (capacité d’entretien et stocks de consommables) pouvant appuyer ce dernier. Or dans ce conflit, il apparaît de plus en plus évident que c’est la logistique et la maîtrise de celle-ci qui décidera à terme de qui l’emportera (ou pas)…

Si le pouvoir russe ne finit pas par s’auto-détruire et/ou s’effondrer entre-temps.

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Remarque importante: deux tableaux de données sont inclus dans cet article, ils sont précis jusqu’à un certain niveau. Ces derniers ont été créés par croisement des sources disponibles et certaines se contredisent… conséquence logique: plusieurs avions présents en Ukraine n’ont pas pu être pistés précisément, d’où le fait que les tableaux contiennent (très) certainement des lacunes. N’hésitez pas à me faire parvenir vos remarques sur celles-ci, je me ferais un plaisir de les corriger et/ou compléter. Merci.

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