L’actualité internationale de ces derniers jours est bien évidemment largement dominée par la guerre en Ukraine (pardon: « l’intervention militaire spéciale » dixit le président russe) et il y aura énormément de choses à écrire au sujet de celle-ci une fois que les hostilités seront achevées et/ou suspendues. Dans le cadre de cette guerre, il semble qu’un point parmi d’autres ait soulevé l’attention des journalistes notamment suite à « la menace nucléaire » agitée par le président russe.
La force des fusées stratégiques russes a été mise à l’avant de la scène suite à des propos tenus par le président russe en date du 24 février (rappel que « La Russie d’aujourd’hui reste l’un des états nucléaires les plus puissants« ) ainsi qu’avec le passage des forces en question le 27 février au stade de « régime spécial de combat ». Dis de manière plus simple, le président russe rappelle des évidences (nul ne peut nier son caractère de puissance nucléaire majeure à la Russie) et au passage il en profite pour mettre un coup de pression politique en renforçant simplement les équipes composant les unités concernées.
Ces deux coups d’éclairage consécutifs sur la dissuasion nucléaire russe et plus particulièrement sur ses équipements ont mis en avant, indirectement, une force qui est en général très discrète (et qui préfère le rester) dont le mode de fonctionnement est également fort méconnu. Alors qu’il semble que les experts en COVID-19 soient soudainement devenus des experts en équipements militaires russes ainsi qu’en dissuasion nucléaire depuis le 24 février 2022: les deux annonces relatives à la force nucléaire russe ont soulevé beaucoup de discussions et de questions que ce soit au niveau de la possibilité pour la Russie de lancer (ou non) une frappe nucléaire et quels seraient les équipements employés pour effectuer ce type de frappe.
Plus spécifiquement, c’est le missile balistique intercontinental (ICBM) connu sous le surnom « Satan-2 » (accessoirement, ce dernier n’a rien d’officiel!) qui a attiré l’attention des journalistes. Est-ce son surnom qui a titillé leur curiosité ou bien est-ce les dimensions affichées par ce dernier? Difficile d’y répondre. Toujours est-il que la nouvelle génération d’ICBM « lourds » russes en cours de développement a été mise sur le devant de la scène alors qu’en l’état actuel des choses il n’y a pas (encore) grand chose à se mettre sous la dent à son sujet.
Alerte spoiler pour les lecteurs qui ne veulent pas aller plus loin (et/ou se contentent d’informations parcellaires): le RS-28 Sarmat (alias Satan-2) N‘est PAS en service. Il est toujours en phase d’essais et son admission au service n’est pas à attendre avant 2022-2023 au minimum.
Pour celles et ceux qui veulent en apprendre (un peu) plus sur ce dernier, il suffit de poursuivre la lecture de cet article.
Les RVSN: un bref aperçu
Etablie le 19 août 1992 par le décret présidentiel 905, la Force des fusées stratégiques de la fédération de Russie (Ракетные Войска Стратегического Назначения Российской Федерации) est plus connue sous l’acronyme RVSN RF (РВСН РФ). Tirant son origine, ses équipements et ses infrastructures dans la Force des fusées stratégiques de l’URSS (Ракетные войска Стратегического Назначения СССР) fondée le 17 décembre 1959; les RVSN forment la partie terrestre de la triade nucléaire russe, cette force étant complétée par les bombardiers stratégiques ainsi que les sous-marins nucléaires lanceurs d’engins.
Carte illustrant les ICBM (unités et quantités) déployés en URSS en 1986. Image@nara.getarchive.net
La force des fusées stratégiques est une arme indépendante qui est structurée de manière similaire aux forces terrestres, elle est commandée depuis le village de Vlasikha (Oblast de Moscou) et se compose de trois armées (en comparaison, à l’époque de la guerre la froide, l’URSS a compté un maximum de six armées réparties sur l’ensemble du territoire de l’Union: donc en Russie ainsi que dans les républiques fédérées):
27ème armée des missiles de la garde (27 Gv RA) basée à Vladimir et comprenant 5 divisions
31ème armée de missiles (31 RA) basée à Orenbourg et comprenant 3 divisions
33ème armée de missiles de la garde (33 Gv RA) basé à Omsk et comprenant 4 divisions
Chacune de ces armées comprend plusieurs divisions au sein desquelles peuvent se trouver un ou plusieurs régiments, ces derniers étant en réalité les unités où sont basées les missiles balistiques et leurs lanceurs, l’ensemble étant réparti sur l’entièreté du territoire russe.
En outre, les RVSN disposent de centres de recherches ainsi que de trois polygones de tirs :
Kapustin Yar
Kura
Sary-Shagan (Kazakhstan)
Pour remplir les missions qui leur sont attribuées, les RVSN disposent de deux types principaux de missiles balistiques, les missiles basés en silos et les missiles installés sur des lanceurs mobiles. L’idée du lanceur mobile (déployant un missile balistique quasi identique au missile implanté en silo) trouve son origine dans le besoin de disposer d’une capacité de frappe « mobile » permettant de maintenir une capacité de dissuasion nucléaire en cas de frappes de décapitation touchant en priorité les missiles implantés en silos, ces derniers étant des cibles prioritaires pour les forces ennemies.
Missile 15Zh55M sur lanceur mobile du système RS-24 / 15P155M Yars. Image@Sokolrus
Les équipements employés par les RVSN peuvent se subdiviser en plusieurs catégories, les classifications se faisant selon le mode de déploiement (en silos ou sur lanceurs mobiles), selon leur capacité à être (ou non) MIRVé et enfin selon le type de missiles (lourds ou légers).
Le Mirvage: mot compte triple au Scrabble?
Sous le terme pour le moins barbare (mais certainement utile au Scrabble) de « Mirvage » se cache en réalité un moyen simple mais redoutablement efficace d’accroître significativement la capacité de destruction des ICBM.
Tirant son nom de l’acronyme anglais MIRV (Multiple Independently targeted Reentry Vehicle), il s’agit de remplacer la charge monobloc de forte puissance d’un missile balistique par un ensemble de têtes indépendantes de plus faible puissance mais qui peuvent frapper une zone plus vaste en ciblant de manière indépendante les unes des autres plusieurs cibles. En outre, l’emploi de cette technique permet de rendre plus difficile l’interception par les systèmes ABM (Anti-Ballistic Missile), vu qu’il ne faut plus être en mesure d’intercepter un missile mais bien plusieurs têtes indépendantes de plus petite taille mais qui sont toutes aussi destructrices. Fort logiquement, cette technique peut s’appliquer à la fois à des charges nucléaires ou conventionnelles.
De l’acronyme MIRV découlent donc l’emploi des expressions « MIRVé » (indiquant qu’un missile balistique dispose de plusieurs têtes indépendantes) ainsi que de « Mirvage ». Ce sont les USA qui ont mis au point cette technique, la testant en 1968 avant de l’introduire au service en 1970 sur l’ICBM Minuteman III.
A noter que dans le cas de l’URSS/Russie, l’ICBM « lourd » R-36 (index GRAU: 8K67) sera rééquipé avec des têtes indépendantes à partir de 1970 (index GRAU: 8K67P). Le principe du Mirvage sera également étendu par la suite aux missiles balistiques lancés par sous-marins (SLBM); ces derniers étant du ressort de la Marine (VMF) et non des RVSN.
Les modèles d’ICBM « lourds » en service au sein des RVSN en 2022 sont les suivants:
Complexe 15P018MVoyevoda avec missile R-36M2 / 15A18M (Code OTAN: SS-18 mod.5/.6 Satan): ICBM en silos, MIRVé
Complexe 15P035 avec missile UR-100N UTTKh / 15A35 (Code OTAN: SS-19 mod.2 Stiletto): ICBM en silos, MIRVé
Infographie comparative du R-36M2/15A18M avec le Minuteman III et le Trident II. Image@mil.ru
A ces derniers viennent s’ajouter la famille des ICBM « légers » Topol et ses variantes: Topol-M et Yars qui se déclinent de la manière suivante:
Complexe RS-12M / 15P158Topol avec missile RT-2PM / 15Zh58 (Code OTAN: SS-25 Sickle): ICBM sur lanceurs mobiles, à tête monobloc
Complexe RS-12M1 / 15P155Topol-M avec missile RT-2PM1 / 15Zh55 (Code OTAN: SS-27 Sickle-B): ICBM sur lanceurs mobiles, à tête monobloc
Complexe RS-12M2 / 15P165Topol-M avec missile RT-2PM2 / 15Zh65 (Code OTAN: SS-27 Sickle-B): ICBM en silos, à tête monobloc
Complexe RS-24 / 15P155MYars avec missile RS-12M2R / 15Zh55M (Code OTAN: SS-27 mod.2 Sickle-B): ICBM sur lanceurs mobiles, MIRVé
Complexe RS-24 / 15P165MYars avec missile RS-12M2R / 15Zh65M (Code OTAN: SS-27 mod.3 Sickle-B): ICBM en silos, MIRVé
Les dénominations peuvent paraître déroutantes à première vue mais on se trouve face au croisement de plusieurs nomenclatures en vigueur avec notamment, la nomenclature OTAN qui se présente sous la forme: SS-xx ainsi qu’un nom de système qui commence par un S) et la classification GRAU qui reprend à la fois une dénomination sur le complexe, le missile, le silo, le lanceur mobile, etc… Bref, il y a largement de quoi s’y perdre et si j’avais voulu pousser le vice à son paroxysme: il y avait également moyen d’ajouter la classification issue du traité SALT-II. Néanmoins, la classification GRAU est des plus complète car permettant notamment de connaître le type de carburant du missile (solide ou liquide) ainsi que le moyen de mise en œuvre (lanceurs mobiles ou silos) ainsi que d’autres informations dont le détail sortirait du cadre de cet article. Mais la lecture de cet article permet d’en apprendre plus sur la nomenclature employée.
ICBM « lourds » et « légers »: discussion
Lorsqu’on aborde le sujet des missiles balistiques intercontinentaux, il peut paraître futile de parler de missiles « lourds » et « légers »: en effet, le résultat final découlant de la frappe d’une telle arme (peu importe son « type ») est identique, la zone est rayée de la carte et très probablement inhabitable pendant une plus ou moins longue période de temps.
Néanmoins, à l’instar des armements conventionnels, les russes (et avant eux les soviétiques) envisagent les ICBM comme des armes qui peuvent assurer à la fois des frappes « de précision » (qu’on pourrait qualifier de « tactiques ») ou des frappes de « dévastation » sur des cibles importantes (qu’on pourrait qualifier de « stratégiques »). Alors que les USA se reposent sur le LGM-30GMinuteman III (Masse au décollage d’environ 36 tonnes) pour la composante terrestre de sa dissuasion nucléaire, les russes conçoivent les ICBM comme un armement « panaché » avec la famille Topol-M/Yars qui peut assurer des frappes de « précision » tandis que les R-36M2/UR-100N UTTKh assureraient des frappes de « dévastation » sur des objectifs qui sont soit lourdement blindés et/ou étendus soit dont le but est de rendre la zone inutilisable.
Pour mieux appréhender la différence entre les missiles alignés par la Russie: les chiffres en disent plus que les mots. La famille des Topol-M/Yars présente une masse au décollage qui tourne autour de 47 tonnes (Topol-M) et 50 tonnes (Yars) avec une charge offensive maximale qui tourne autour des 1 Mt (Topol-M) ou 500 Kt (Yars) tandis que le R-36M2 présente une masse au décollage de 211 tonnes mais il peut emporter une charge offensive de 8 Mt (répartie en 10 têtes indépendantes de 0,8 Mt). Outre la différence de charge offensive, les missiles « lourds » sont également en mesure d’emporter plus de moyens de contre-mesures ainsi que plus de carburant, ce qui – fort logiquement! – permet de disposer d’une distance franchissable accrue.
Une infographie illustrant le complexe RS-24 Yars.
A l’inverse, qui dit missile de plus grande taille, dit missile plus facilement détectable et donc la possibilité de l’intercepter est beaucoup plus grande. Les armements nucléaires ne dérogent pas aux règles applicables aux armements conventionnels: de la taille d’un missile va dépendre sa capacité à être facilement (ou moins facilement) détecté. Et en matière de missile balistique nucléaire, détecter et intercepter rapidement: ça peut faire une énorme différence! D’où le fait que les missiles « lourds » même si ils emportent une charge offensive accrue doivent céder une partie de celle-ci pour augmenter leur chance de survie en embarquant un nombre plus important de contre-mesures (leurres). Autre élément qui a pesé dans la balance décisionnelle des russes: le développement de lanceurs mobiles. Le recours à ces derniers visant à accroître la « survie » de la dissuasion en permettant de déplacer facilement et rapidement des ICBM un peu partout sur le territoire russe, ce qui rend leur destruction avant qu’ils ne puissent effectuer un tir beaucoup plus complexe par rapport aux modèles implantés en silos fixes. Il semble donc inutile d’expliquer in extenso pourquoi il est plus aisé de monter un ICBM affichant une masse de 50 tonnes sur un lanceur mobile qu’un autre qui affiche 200 tonnes sur la balance!
De manière plus « légère » bien qu’intervenant également dans les choix effectués à l’époque soviétique: « la taille ça compte » (non, il ne s’agit pas d’une phrase prononcée par le célèbre philosophe italien R.Siffredi). En effet, dans le cadre de la dissuasion nucléaire: les éléments constitutifs de celle-ci sont à la fois militaires, capacitaires mais également psychologiques. Pouvoir clamer haut et fort que l’on dispose de « X missiles untel qui ont une masse unetelle pouvant frapper à Y« : ceci impressionne (dans une certaine mesure) moins les militaires (qui eux sont en mesure de comprendre la signification des donnés techniques avancées) que l’opinion publique qui en vient à s’inquiéter de la menace représentée par de telles armes (menace qu’elles n’appréhendent pas spécialement dans leur entièreté de part leur méconnaissance, légitime, du sujet).
En outre quand l’OTAN attribue des noms de code du type « Satan » à des ICBM (cas du R-36M2 Voyevoda): il est évident que l’effet médiatique et psychologique procuré par de telles armes en ressort accru. On le voit d’ailleurs avec l’emballement médiatique de ces dernières semaines autour du RS-28 Sarmat: les journalistes semblent plus focalisés sur le surnom de ce dernier que sur ses capacités et/ou le fait qu’il n’est pas encore en service!
Lorsque l’URSS disparaît fin 1991, la nouvelle Russie perd (en plus d’une partie des équipements et infrastructures dédiés à la dissuasion nucléaire) une grande partie de sa capacité de production en matière de missiles balistiques intercontinentaux: en effet, une partie des installations de pointe (bureau d’études et usines de production) assurant la production des moteurs-fusées ainsi que des systèmes de guidage se trouvent sur le sol ukrainien et passent donc dans le giron de la nouvelle république indépendante. L’Ukraine ayant signé le 5 décembre 1994 le Memorandum de Budapest, le pays retira du service les ICBM présents sur son territoire, ce qui, couplé à la disparition des moyens financiers en Russie vit le secteur spatial se tourner vers la production civile et abandonner (en partie) les débouchés militaires.
Missile R-36M2/15A18M démilitarisé présenté dans le musée des missiles de Kiev. On peut se faire une meilleure idée de la taille du missile en comparant avec l’homme présent à côté de celui-ci. Image@?
Les deux plus grandes entités (basées à Dnipro, anciennement Dnipropetrovsk) du secteur spatial que sont le bureau d’études Yuzhnoye (Державне конструкторське бюро «Південне» ім. М. К. Янгеля) ainsi que l’usine Yuzmash (Виробниче Об’єднання Південний Машинобудівний Завод імені А.М. Макарова) ont néanmoins continué à collaborer avec la Russie jusqu’en 2014 (les russes versaient 10 millions d’USD annuellement à l’entreprise pour assurer le suivi des R-36M2), cependant la rupture de la coopération militaro-technique entre les deux pays en 2015 a mis un coup d’arrêt aux travaux réalisés sur les ICBM « lourds » russes avec le risque qu’à moyen-terme les missiles en dotation ne deviennent inutilisables. Cette problématique ne concernant pas les missiles issus de la famille Topol (donc Topol-M et Yars) puisque leur développement (effectué par le MIT / АO «Корпорация Московский институт теплотехники») ainsi que leur production (par Votkinskiy Zavod / Воткинский завод) et production est intégralement située en Russie.
Au vu de cette problématique liée à la rupture de la coopération militaro-technique entre la Russie et l’Ukraine dès 2015 ainsi qu’avec des missiles atteignant rapidement la fin de leur vie opérationnelle (cas de l’UR-100N UTTKh), les responsables russes ont donc concentrés leurs efforts sur le développement du RS-28 Sarmat permettant de remplacer les deux modèles d’ICBM « lourds » encore en dotation par un modèle unique dont la conception ainsi que la production sont du ressort exclusif de la Russie et de ses entreprises. Ayant rapidement bénéficié du retour des investissements dans les forces militaires à partir de 2010, les RVSN est l’armée qui présente le plus haut taux de « modernité » (ce dernier étant entendu comme étant les équipements neufs et/ou modernisés) en Russie avec 76% d’équipements modernes à la fin de 2019, 89,1% fin 2021 avec l’objectif (réalisable et réaliste) de 100% d’équipements renouvelés en 2024: le dernier point à traiter étant le remplacement des ICBM « lourds ».
Le RS-28 Sarmat: un peu de technique
Missile balistique intercontinental « lourd » conçu par le bureau d’études GRTs Makeyev, le RS-28 Sarmat / РС-28Сармат (Index GRAU: 15A28 / Code projet constructeur: 001 / Classification OTAN: SS-X-30 / surnom non-officiel: Satan-2) est un missile conçu pour assurer la relève des ICBM lourds des types R-36M2 et UR-100N UTTKh, sa charge offensive pouvant être soit des têtes indépendantes soit des planeurs hypersoniques Avangard; au vu des dimensions plus que respectables affichées par ce dernier, il ne peut-être déployé qu’à partir de silos fixes.
Données techniques du missile Sarmat présentées lors du salon Army 2019. On remarquera quelques « inexactitudes » (code OTAN et surnom attribué notamment).
Au niveau des aspects techniques, les données suivantes sont disponibles (celles-ci devront être affinées et/ou précisées avec le temps) :
Longueur: 35,5 m
Diamètre: 3 m
Masse totale: 208,1 Tonnes
Charge offensive totale: 10 tonnes
Distance franchissable: 18.000 Km (varie selon la charge emportée)
Vitesse maximale: Mach 20,7
Mode d’éjection: à froid
Outre le bureau d’études Makeyev qui est chargé de la conception du Sarmat, on retrouve un ensemble d’autres acteurs russes (qui ont déjà collaborés ensemble dans le cadre du développement du SLBM Boulava) ayant des missions en rapport avec le développement du missile que ce soit en produisant des sous-ensembles ou les installations fixes destinées aux tests ou à son déploiement. Les entreprises concernées sont (liste non-exhaustive):
Production du missile: KrasMash (Красноярский машиностроительный завод)
Composé de trois étages (certaines sources au début du projet indiquaient qu’il ne disposerait que de deux étages), le missile Sarmat dispose d’une propulsion du 1er étage dérivée de celle employée sur le RD-36M2: le moteur PDU-99, alimenté par des ergols liquides. Issu d’une collaboration entre NPO Energomash et OAO Proton-PM, le réacteur est une construction entièrement neuve sur le sol russe. En effet, son origine est à trouver dans le RD-274 (15D285) du R-36M2 qui était produit en Ukraine par l’usine Yuzmash; alimenté par un mélange UDMH (carburant) / N204 (oxydant), ce dernier fonctionnait environ 95 secondes et assurait la phase d’accélération du missile. Malheureusement, aucune information n’a filtré sur les systèmes de propulsion des étages supérieurs du missile, si ce n’est que c’est KB Khimavtomatiki qui est chargé du développement de la propulsion du deuxième étage. A l’inverse, on sait grâce à des informations présentées lors du salon Armiya-2019 que l’emport total en carburant est de 178 tonnes.
Maquette illustrant la forme générale du missile 15A28 Sarmat.
Les systèmes de guidage et de contrôle, dont le développement de certains des composants semble poser des difficultés à la Russie (voir plus loin dans le texte), reposent sur un système de navigation inertiel avec emploi (notamment) de gyrolasers à état solide, le tout étant couplé à un système de recalage par Glonass ainsi qu’un autre par visée stellaire.
Lors des travaux de développement, le bureau d’études Makeyev a veillé à offrir au Sarmat une charge utile conséquente à laquelle vient s’ajouter une certaine « polyvalence » dans les emports, le missile étant en mesure d’emporter des charges de différents types. En l’état actuel des choses et pour ce qui est déjà connu, le Sarmat sera en mesure d’emporter:
Tête monobloc
Têtes indépendantes
Planeur hypersonique 4202 Avangard
Même si il ne s’agira pas de l’emport principal du Sarmat, la possibilité de l’emport d’une tête unique monobloc fera partie intégrante de la dotation de ce dernier: une charge unique de 8 Mt (valeur à confirmer) étant l’emport le plus crédible. Néanmoins, cette possibilité est en soi peu pertinente d’un point de vue opérationnel vu l’accent placé sur la survie du missile: le tir d’un Sarmat équipé d’une seule charge unique serait contreproductif vu les performances annoncées ainsi que le nombre de missiles en dotation à terme.
En ce qui concerne les têtes indépendantes (MIRV), même si les sources varient sur cette question: on se dirige vers l’emport de dix têtes indépendantes de grande taille d’une charge respective de 750 Kt (ce qui serait en phase avec les capacités offensives du R-36M2 affichant des dimensions similaires) ou alors d’un maximum de quinze têtes mais de plus faible capacité. Evidemment, ces emports ne sont pas fixes: le nombre de têtes pouvant varier en fonction du nombre de leurres embarquées.
Le troisième emport et certainement le plus « novateur » est le complexe Avangard (15P771 / Yu-71 ou Yu-74(?) / Objet 4202) composé d’un planeur hypersonique guidé (HGV en anglais) couplé à un ICBM « lourd » lui servant de vecteur et de « premier étage de lancement ». Développé par NPO Mashinostroyenia pour répondre à la problématique posée par les systèmes anti-missiles balistiques (ABM), le système Avangard reprend une idée déjà développée à l’époque soviétique sur l’ICBM R-36M (missile 15A14) qui emportait des têtes guidées manœuvrables (8F768 Mayak et 15F678 Mayak-1).
Le complexe Avangard résumé en une image: la possibilité d’effectuer des manœuvres rapides pour éviter les bulles des systèmes ABM. Image@mil.ru
Présenté par le président russe, V.Poutine, dans son désormais « célèbre » discours du 1er mars 2018 où il dévoila (entre autre) un catalogue de nouveaux armements (dits « prometteurs »), le complexe Avangard est composé d’un planeur hypersonique guidé qui prend la place des têtes indépendantes d’un ICBM et est en mesure d’effectuer des manœuvres rapides à très hautes vitesses pour permettre au planeur d’éviter les systèmes ABM. Sachant qu’aucune information précise n’a été communiqué au sujet du système (si ce n’est une animation informatique du fonctionnement du système): il est difficile d’avoir des détails sur ce dernier, tout du moins on peut indiquer qu’il s’agit d’un véhicule d’une longueur de 5 à 7 mètres construit en matériaux composites (permettant de résister aux températures extrêmes), pouvant atteindre des vitesses supérieures à Mach 20 (certaines sources parlent de Mach 27!), emportant une charge offensive évaluée entre 800 Kt et 2 Mt, disposant de son propre système de propulsion et de guidage et étant en mesure de frapper à des distances allant jusque 11.000 Km.
Le développement du système a été problématique, notamment au niveau des matériaux nécessaires pour supporter les chaleurs extrêmes rencontrées aux vitesses pratiquées: le projet a failli être abandonné en 2014 par le MoD russe qui finalement a autorisé la poursuite des travaux sous la pression des industriels: un contrat étatique ayant été signé en 2017 pour la production du complexe.
Le complexe Avangard est actuellement déployé sur les derniers ICBM UR100N UTTKh toujours en service à Dombarovsky, vu la taille du planeur guidé, il ne peut être qu’emporté par des ICBM « lourds »: son encombrement ainsi que ses dimensions rendent son emport par les ICBM « légers » de la famille (au sens large) Topol impossible, l’UR100N UTTKh servant donc de vecteur temporaire en attendant l’arrivée du vecteur définitif: en effet, une fois le Sarmat admis au service et les derniers UR100N UTTKh envoyés à la retraite, c’est au Sarmat que reviendra le rôle d’emporter l’Avangard. Bien que ceci ne soit pas confirmé officiellement (les russes étant volontairement laconiques en ce qui concerne ce projet): l’ICBM UR100N UTTKh serait en mesure d’embarquer un Avangard par missile tandis que le Sarmat pourrait en emporter trois. Selon les sources russes, un régiment de la division de Dombarovsky a été rééquipé avec l’Avangard dès le 27 décembre 2019: six complexes Avangard (ICBM UR100N UTTKh + Avangard) étant déclarés opérationnels en décembre 2021.
Extrait de l’émission Военная приемка de TV Zvezda qui permet de voir la maquette d’un complexe Avangard installé sur un missile UR100N UTTKh (index GRAU: 15A35-71). Image@TV Zvezda
L’importante charge utile que peut emporter le Sarmat permet d’envisager sa reconversion en fin de carrière comme vecteur pour placer en orbite des satellites et autres véhicules spatiaux: avec une capacité d’emport évaluée à 10 tonnes, ceci laisse de la marge pour les russes de « rentabiliser » (pour partie) les missiles lorsqu’ils approcheront de leur fin de carrière: à l’instar de ce qui s’était passé avec les R-36M lors de leur retrait de service dont une partie fut reconverti en Dniepr (Днепр).
La distance franchissable du missile semble varier avec le temps ainsi qu’avec le mode d’exploitation envisagé de ce dernier; alors qu’au début du projet il était fait état d’une distance franchissable de 11.000 Km, les sources plus récentes font mention d’une distance maximale de 18.000 Km. Vu les dimensions du missile ainsi que les évolutions technologiques depuis le R-36M2, la valeur maximale n’est pas improbable (elle variera également avec la charge utile embarquée) bien que restant toujours à confirmer dans le futur, si tant est qu’elle le soit un jour.
Face à l’émergence de systèmes anti-missiles balistiques modernes (dont le système ABM mobile THAAD américain), les ingénieurs ont du travailler à apporter un ensemble de réponses à cette nouvelle menace pour les ICBM et ont développé plusieurs moyens de contrer ce dernier. Outre les leurres qu’on peut qualifier de « classiques » sur un ICBM que sont les leurres thermiques ainsi que les fausses ogives gonflables, la Russie a également développé des ogives actives inertes qui simulent précisément le comportement de véritables ogives et donc qui viennent rendre plus difficile l’interception des ogives en saturant les systèmes d’interception. A l’inverse des leurres du type thermiques et gonflables qui sont « légères » et donc n’impactent pas sérieusement la charge offensive, les ogives actives inertes sont des leurres « lourdes » qui en prenant la place d’une ogive normale, réduisent donc d’autant la charge offensive totale.
Comparatif entre R-36M2 et RS-28. Image@militaryrussia.ru
L’emploi d’ergols liquides pour propulser le Sarmat a été soumis à débat en Russie, les bureaux d’études s’opposant sur l’utilité de l’emploi (ou non) de ces derniers face à l’option des ergols solides (tels qu’employés sur les Topol-M et variantes). Alors que les ergols solides présentent l’immense avantage de nécessiter une logistique réduite et permettent un emport sur un vecteur mobile, le recours aux ergols liquides permet de: disposer d’une masse maximale au décollage accrue (permettant d’accroître le nombre de leurres sans impacter trop significativement la charge offensive), une distance franchissable augmentée, et enfin de disposer d’une poussée modulable (en jouant sur la quantité d’ergols envoyés dans les moteurs) tout en facilitant le contrôle de l’orientation du missile. A l’inverse, le recours aux ergols liquides doit normalement voir le missile disposer d’une phase d’accélération plus longue par rapport aux missiles équipés d’ergols solides: ceci vient contredire certaines annonces faisant mention du fait que le Sarmat disposerait d’une phase de vol initiale de durée réduite en vue de minimiser les risques d’interception (et de destruction de l’entièreté du missile) durant cette phase.
Au vu des avantages (et des inconvénients) offerts par cette formule, le bureau d’études Makeyev finira par trancher pour la solution des ergols liquides: même si les contraintes liées à ce choix (gestion du carburant et manipulation du missile) sont plus complexes à gérer que les ergols solides, le déploiement en silos limite (en partie) les contraintes liées à ces derniers. Elément à envisager dans ce choix: les questions économiques (elles ne sont jamais loin quand on parle de matériel militaire en Russie):
Autre élément intéressant, il semble que la Russie ait ressuscité le concept de « bombardement orbital partiel » (introduit à l’origine avec le R-36orb/8K69) dans le cadre du projet Sarmat. S’intégrant dans l’ensemble des mesures de protection développées pour protéger le missile d’une interception, le concept de « bombardement orbital (partiel) » (Система частично-орбитального бомбометания / FOBS en anglais) est l’adoption d’un profil de vol par le véhicule de rentrée qui ne correspond pas au profil de vol classique d’un ICBM.
Le profil de vol d’un ICBM: quelques explications
En règle générale, les ICBM présentent un profil de vol de type elliptique qui est identique d’un modèle à l’autre bien que certaines variantes entre les modèles et générations de missiles existent.
Le vol d’un ICBM peut se subdiviser en quatre grandes phases:
La première phase de vol est l’éjection hors du silo: s’effectuant soit à froid (sortie du silo et allumage des moteurs à une altitude prédéterminée) soit à chaud (allumage des moteurs dans le silo).
La deuxième phase du vol est l’accélération proprement dite du missile: les moteurs du premier étage fonctionnent environ 3 à 4 minutes (varie selon les modèles) et amènent le missile à une vitesse moyenne de 7 Km/s jusqu’à une altitude de 150-200 Km
La troisième phase du vol débute avec le détachement du premier étage et l’allumage des moteurs du deuxième étage: cette phase dure environ 20-25 minutes (selon la distance à parcourir) et voit le missile suivre un profil de vol suborbital et elliptique lui permettant d’atteindre des altitudes maximales allant jusqu’à 1.200 Km.
La quatrième et dernière phase de vol est la phase de rentrée: après la séparation des deuxième (et éventuel) troisième étage, les têtes (ainsi que les leurres éventuelles) vont entamer leur descente sur les objectifs et procéder à la frappe de la cible.
Cette illustration représentant un Minuteman III illustre les différentes phases de vol d’un ICBM. Image@Wikipedia
Le profil de vol d’un ICBM est donc « prévisible » une fois son lancement détecté, ce qui, couplé à sa faible manoeuvrabilité, rend l’interception relativement « aisée » (manière de dire) avec les systèmes anti-missiles balistiques adaptés. A l’inverse de part cette relative aisance à détecter et suivre les ICBM, des systèmes de leurres et contremesures sont nécessaires pour assurer les chances de survie du missile.
Le principe du « bombardement orbital partiel » consiste à placer le véhicule de rentrée (contenant la charge offensive) dans une orbite terrestre basse à une altitude de maximum 150 Km en vue de déjouer (ou tout du moins de retarder au maximum) la détection par les systèmes d’alerte avancées; les radars terrestres étant limités physiquement dans leur capacité de détection par la courbure de la terre. De plus, les systèmes d’alerte avancée américains dans le courant des années 1960 étaient concentrés dans l’hémisphère Nord sur les routes les plus directes pour les ICBM soviétiques: le passage par une orbite basse aurait permis aux ICBM soviétiques de prendre exactement la route inverse en contournant la terre pour « frapper par l’arrière ».
Différences dans les profils de vols d’un ICBM: le vol « elliptique » traditionnel et le vol en version « bombardement orbital partiel (FOBS) ». Image@Wikipedia
Le fonctionnement du principe se déroule comme suit: l’ICBM est lancé et va placer le véhicule de rentrée qui est couplé à un module de propulsion en orbite terrestre incomplète (d’où le nom du concept), soit à environ 150 Km d’altitude. Une fois le véhicule de rentrée (contenant les têtes nucléaires) en approche de la zone à frapper: le module de propulsion (qui dispose d’une centrale inertielle et d’un altimètre) va freiner avec une rétrofusée le véhicule de rentrée ce qui va déclencher la rentrée dans l’atmosphère et donc initier la frappe nucléaire proprement dite.
Le transport et le chargement du missile dans son silo de lancement sont assuré par l’ensemble 15T526 composé d’un tracteur (base Kamaz) et d’une remorque séparée, le tout ayant été développé par KB Motor et FGUP TsENKI; le missile est installé dans un conteneur qui sert pour le transport et permet de charger directement le missile dans son silo.
Le 15T526 lors du chargement d’un missile Sarmat dans son silo. Image@Roskosmos
Les silos dans lesquels seront installés les missiles RS-28 sont repris sous le code 15P728 et sont fortement similaires aux silos (15P178M) employés par les missiles R-36M/R-36M2; d’où la conversion en priorité des divisions d’Uzhur-4 et Dombarovsky. L’éjection du missile hors du silo se fera à froid: après l’ouverture de la trappe du silo, un système de sortie à base de gaz va éjecter ce dernier en-dehors jusqu’à une altitude prédéterminée (environ 25 m) après quoi le cache couvrant les moteurs du premier étage va être éjecté latéralement avant que les moteurs ne soient allumés et permettent au missile de débuter sa phase d’accélération. A noter que les positions de tous les silos russes étant connues des ennemis potentiels (et inversément), un système de défense au sol est envisagé pour couvrir les silos équipés de RS-28 Sarmat.
Répondant au nom de Mozyr (Izd.171?), ce système de protection active développé par KB Mashinostroyeniya (КБ Машиностроения) forme une « dernière » ligne de défense qu’on peut qualifier de proximité face à une attaque de missiles sur un silo et vient compléter les systèmes ABM A235 ainsi que le futur S-500. A l’origine développé pour assurer la protection rapprochée des silos de R-36M2, le Mozyr se décompose en un ensemble composé d’un grand nombre de tubes de lancement (on parle de quatre-vingts à cent tubes) positionnés sur plusieurs cercles autour du silo à protéger et complétés par des radars de proximité. Ces tubes mettent en œuvre un nombre important de balles en métal d’un diamètre de 30 mm ou de flèches tirées à une vitesse initiale de 1,8 m/ s et qui permettent de saturer complètement l’espace aérien (une volée comporterait 40.000 éléments) au-dessus du silo pour assurer la destruction de l’ogive du missile en approche jusqu’à des distances de six kilomètres.
Système relativement simple dans sa conception, le Mozyr est resté inachevé à l’époque soviétique principalement par manque de moyens (des essais de ce dernier, semble-t-il concluants, auraient été effectués entre 1985 et 1988 sur le site d’essais de Kura) ainsi que par le fait que la puissance de calcul des ordinateurs soviétiques pilotant les radars de détection et suivi du système n’offrait pas des performances optimales selon le type de missiles à intercepter: autant un missile balistique est un objet qui vole très vite mais dont la trajectoire est facile à suivre/prédire pouvait être « facilement » intercepté autant un missile de croisière qui est moins rapide mais plus manœuvrant se révélait « complexe » à intercepter. Au final, l’évolution de l’informatique ainsi que des performances des radars auraient poussé la Russie à relancer le projet aux alentours de 2013, sans qu’on en sache beaucoup plus pour l’instant sur ce dernier.
La production du RS-28 Sarmat se déroule au sein de l’usine KrasMash de Krasnoyarsk où sont également produits les SLBM R-29RMU2 Layner (Лайнер) équipant les SNLE du projet 667BDRM Delfin (Code OTAN: Delta IV): le hall de production dédié a vu sa construction débuter au milieu de l’année 2019 pour ne s’achever qu’à la fin de l’année 2020. Outre la construction de ce hall d’assemblage, l’usine a du être rééquipée avec de nouveaux outils de production dans le cadre du projet Sarmat, il reste maintenant à attendre la commande ferme de missiles par l’armée pour assister à la mise en place de la production en série; cette commande n’interviendra – fort logiquement – qu’après l’achèvement des essais ou lorsque ces derniers seront à un stade avancé.
Encadré en rouge sur cette vue satellite: le nouveau hall d’assemblage de l’usine KrasMash dédié au RS-28 Sarmat. Image@GMaps
Développement et mise en service
Il faut remonter au premier semestre 2009 pour voir apparaître les premières mentions du développement d’un nouvel ICBM: ce dernier, tel qu’envisagé, devait assurer la relève des R-36M2 et UR-100UTTKh, être capable d’emporter le planeur hypersonique Avangard ainsi qu’être en mesure de pénétrer les systèmes de défense ABM existants ou à venir.
Le décret 1080-31 du gouvernement de la fédération de Russie daté du 21 décembre 2010 relatif au programme de rééquipement de l’armée russe incluait en son sein le programme de recherche et développement Sarmat. La signature le 21 juillet 2011 du contrat étatique référencé H/2/5/11-11-DGOZ entre le bureau d’études Makeyev et le ministère de la défense marque le début des travaux de développement de ce nouvel ICBM. Ce sont les ingénieurs V.G. Degtyar et Yu.A. Kaverin qui vont diriger le programme au sein du bureau d’études, une étude préliminaire antérieure au programme Sarmat ayant déterminé qu’il faudrait environ 7 à 8 années de travaux et environ 8,5 milliards de Roubles pour que le complexe industriel russe soit en mesure de produire un missile capable de frapper à 10.000 Km de distance avec une charge offensive de 4,4 tonnes.
La première étape du travail de création va s’achever avec la présentation d’un design préliminaire au ministère de la défense le 27 septembre 2012. Cette présentation va permettre de passer à l’étape suivante: le développement du design et de la documentation technique, ce développement allant de pair avec la mise en production au début de 2015 des premiers composants qui serviront à produire les prototypes du missile.
Reprenant comme base technique (pour partie) des composants issus du R-36M2 mais modernisés et produits en Russie, les plans initiaux tablaient sur une mise en service à l’horizon 2018-2020. Malgré un avancement assez rapide de la production des premiers éléments du missile chez KrasMash (Krasnoyarsk), environ 60% des composants structurels du missile étant achevés à la fin d’octobre 2015, le projet va connaître plusieurs retards, ces derniers découlant des difficultés rencontrées au niveau des moteurs-fusées ainsi que du système de guidage. En effet, il faudra attendre le mois d’août 2016 pour assister au premier allumage (réussi) du moteur PDU-99 équipant le premier étage du missile.
Ces retards au niveau de la motorisation ne vont pas empêcher les russes de produire les premiers prototypes du Sarmat, ces derniers étant prêts au début de 2017: ils vont permettre de procéder aux premiers essais d’éjection du missile au départ du centre d’essais de Plesetsk et plus précisément au silo expérimental « Plesetsk Yubileynaya » (15P765-18E) entre le mois de décembre 2017 et le mois de mai 2018;
Premier essai d’éjection: 27/12/2017
Deuxième essai d’éjection: 29/03/2018
Troisième essai d’éjection: 26 (?)/05/2018
Le sile d’essai de Plesetsk Yubileynaya où se sont déroulés les trois premiers essais d’éjection du RS-28 Sarmat. Image@GMaps
Ces essais visant d’abord à vérifier le bon fonctionnement de la phase d’éjection (à froid) hors du silo sans nécessairement allumer les moteurs du missile, l’allumage du moteur n’interviendra que lors du deuxième essais en mars 2018. Le choix d’une éjection à froid se justifie notamment par le gain de temps offert par cette méthode, permettant de procéder à une recharge (plus) rapide du silo.
La réalisation des essais d’éjection aurait du déboucher sur le passage à une phase plus « active » avec les premiers essais de tir « complet » du missile en vue de démarrer la phase d’essais constructeur et par la suite la phase d’essais étatiques. Or il n’en est rien pour l’instant, le projet a connu plusieurs retards ce dernier étant décalé à plusieurs reprises vers la droite et bien que la Russie ne communique guère sur ces questions, c’est en consultant les procès en cours ainsi que les jugements (les entreprises russes ainsi que MoD se retrouvent très régulièrement en justice pour demander des dédommagements quand les obligations contractuelles ne sont pas respectées) que l’on peut en apprendre un peu plus sur les causes des retards.
Deux problématiques ont été identifiées, une première qu’on peut qualifier de « mineure » consiste dans le délai nécessaire pour rééquiper l’usine KrasMash en vue de produire le Sarmat ainsi qu’effectuer la construction du hall de production dédié; ce dernier (sur base de Google Maps) n’ayant été achevé qu’à la fin de 2020, la production en série du missile n’aurait pas pu y être lancée avant. La deuxième problématique qu’on peut qualifier de « majeure » se trouve au niveau des modules de commande et guidage du missile qui sont développés par NPO Avtomatika; si les modules en question ont bien été livrés (presque) dans les temps impartis contractuellement, leur efficacité est inférieure aux exigences ce qui limite leur efficacité et par conséquent impacte la précision au guidage du missile. Indirectement, cette problématique du manque d’efficacité serait (pour partie) la résultante des sanctions occidentales et l’impossibilité d’acquérir certains composants indisponibles en Russie; les travaux de développement de composants indigènes (ce qui s’impose vu le caractère stratégique de ce type d’armements) devraient s’achever en 2022. Ce qui pourrait très probablement impliquer des retards supplémentaires durant la mise au point du missile ou alors indiquer que la Russie poursuivra le développement avec une précision moindre du guidage avant de remplacer les composants en question à terme: impossible d’y répondre pour l’instant. Selon les dernières informations disponibles sur cette question: après avoir annoncé le projet d’effectuer deux tirs d’essais fin 2021 à Plestesk, qui ne se concrétiseront finalement pas, le premier essais de tir d’un missile « complet » fut décalé à la fin janvier 2022… et ce, sans nouvelles depuis lors.
Vu la taille du container de transport et en comparaison avec les personnes présentes sur la photo, on comprend mieux pourquoi le Sarmat est considéré comme missile « lourd ». Image@Mil.ru
Fort logiquement, ce sont les sites de Dombarovsky dans l’Oblast d’Orenbourg (13 RD) ainsi que d’Uzhur-4 dans le Krai de Krasnoyarsk (62 RD) actuellement équipés en R-36M2 qui seront rééquipés en priorité avec le RS-28 Sarmat une fois ce dernier accepté au service: le site d’Uzhur-4 ouvrira le bal avant de passer à la conversion des silos de Dombarovsky. Ces deux régiments sont des candidats idéaux pour le rééquipement vu que disposant déjà de silos de grandes dimensions adaptés pour les R-36M2, ce qui devrait (en théorie) limiter l’ampleur des travaux à réaliser pour le rééquipement avec le Sarmat. La dotation totale en RS-28 Sarmat devrait comporter à terme quarante-six missiles équipant sept régiments à raison de six missiles par régiments complété par un dernier régiment disposant de dix missiles. Certaines annonces ont fait mention d’une possibilité de monter à vingt régiments rééquipés en RS-28 Sarmat entre 2020 et 2027 mais ceci semble très clairement improbable surtout qu’outre l’acquisition des missiles, il faudra également disposer des silos pouvant les recevoir: ceci nécessitant de très importants travaux d’infrastructure.
En conclusion
Comme on a pu le voir au long de cet article, le développement et la mise au point du RS-28 Sarmat répond à des besoins précis: assurer le remplacement de la génération d’ICBM « lourds » hérités de l’époque soviétique, substituer les équipements produits auparavant en Ukraine par des équivalents russes et surtout permettre de maintenir l’efficacité de la dissuasion nucléaire russe par rapport à la mise en place de systèmes de défense antibalistiques.
La mise au point du RS-28 est exemplative des difficultés rencontrées par la Russie dans la création de certains produits de haute technologie dont notamment les systèmes de guidage de précision: une des principales raison derrière les retards encourus par le projet sont issus de difficultés liées au système de contrôle et de guidage développé par NPO Avtomatika ainsi que dans une moindre mesure avec la motorisation. La Russie paie également le prix de la disparition de l’URSS: entre les installations de production ainsi que les bureaux d’études qui sont restés en Ukraine et la perte (sans remplacement direct) de la génération d’ingénieurs ayant conçu et mis au point le R-36M2, la perte de compétences a été massive et ceci s’en est d’abord ressenti avec les errances initiales (échecs à répétition) du projet de SLBM R-30/3M30 Boulava équipant les SNLE de la Classe Boreï-A. Le RS-28 Sarmat, si il ne suit pas exactement le même chemin que le Boulava, rencontre des difficultés qui sont pour partie similaires. Il semble également que des retards décisionnels ont sérieusement impacté le calendrier du projet: la construction du hall d’assemblage des RS-28 chez KrasMash ayant débuté tardivement par rapport à l’avancement des travaux de développement. Néanmoins, les premiers essais d’éjection du silo ainsi que l’annonce de premiers tirs sous peu (à compter qu’il n’y ait pas de changements liés aux circonstances actuelles) laissent à penser que le projet s’approche enfin de la fin de son développement et que son admission au service peut-être envisagée à l’horizon 2024-2025 (même si les russes annoncent une admission au service en 2022, ce délai est très peu crédible vu que les essais n’ont pas encore débutés).
Une idée de décoration originale (bien que légèrement encombrante) pour son salon? Présentation de différents modèles d’ICBM soviéto-russes au musée des RVSN. Image@TV Zvezda
Comme l’on peut s’en douter, la dissuasion nucléaire est un sujet éminemment complexe qui ne s’accommode que très moyennement de raccourcis et d’incertitudes dont certains journalistes semblent friands. Fort heureusement, vu la dangerosité inhérente ainsi que les implications militaires et politiques découlant de la dissuasion nucléaire, l’usage de celle-ci a été encadré par une série de traités internationaux (majoritairement signés durant la guerre froide) ainsi que codifié dans les doctrines nationales: la Russie ayant publié le décret présidentiel 355 daté du 2 juin 2020 venant préciser les modalités d’emploi de l’arme nucléaire (le texte de ce dernier est disponible en anglais en téléchargement ici). Il est d’ailleurs intéressant de constater au sujet de ce décret 355 que contrairement à d’autres textes fondamentaux de la doctrine russe, il a été très rapidement publié officiellement en anglais: ceci en dit long sur l’importance ainsi que la portée de ce texte.
Même si une touche d’humour ne fait jamais de mal (pour preuve), la dissuasion nucléaire est un sujet avec lequel on ne plaisante pas.
Du décret 355 (art.19) découle que quatre conditions (ou situations) peuvent justifier de l’usage de la force nucléaire par la Russie:
La réception de données fiables indiquant que des missiles balistiques attaquent la Russie et/ou un de ses alliés.
L’usage d’armes nucléaires ou d’autres armes de destruction massive par un adversaire contre la Russie et/ou un de ses alliés.
L’attaque par un adversaire contre des installations gouvernementales critiques ou des sites militaires de la fédération de Russie, attaque(s) qui auraient un impact sur la dissuasion ainsi que la capacité de réaction de celle-ci
L’agression contre la fédération de Russie avec emploi d’armes conventionnelles quand l’existence même de l’état est menacée
Il est également utile (et plus qu’important!) de rappeler que l’usage de l’arme nucléaire par la Russie est à envisager en tant réponse (ou « punition ») dans le cadre de la dissuasion et non pas pour effectuer une frappe préliminaire sur un adversaire: cette conception de l’usage de l’arme atomique s’intégrant dans la doctrine militaire russe qui est dite « défensive » (inutile de sourire, je parle du texte officiel pas des actions militaires en cours). Les annonces effectuées par le président russe fin février, même si elles peuvent paraître « impressionnantes » à première vue, sont à lire et à comprendre dans le cadre d’une très nette hausse des tensions internationales entre la Russie et l’Occident et servent à rappeler (à toutes fins utiles) que la Russie, à l’instar des autres puissances nucléaires, dispose de tels armements et dans certains cas pourrait être amenée à s’en servir. Bref, elle rappelle le b.A.-ba de la dissuasion nucléaire ainsi que de son utilité; sachant que les propos n’ont pas été suivis de changements perceptibles dans l’activité et le déploiement des unités et bâtiments affectés à la dissuasion, on voit donc que l’on se situe dans la déclaration politique et non dans un quelconque de changement dans la posture du pays.
La bombe atomique telle que vue par Stanley Kubrick dans son célèbre « Docteur Folamour ou: comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer la bombe« .
Néanmoins ces déclarations ne sont pas non plus à ignorer: elles sont également la manifestation d’une certaine exaspération russe (du gouvernement tout du moins) face aux piètres résultats obtenus tant qu’à présent en Ukraine ainsi que la réaction occidentale massive (et logique) qui a suivi l’invasion. Enfin, c’est également un moyen « fort peu subtil » de rappeler à l’OTAN (qui pour rappel est « l’ennemi numéro 1 » dans la doctrine russe) de garder ses distances avec l’armée russe et d’éviter que ce conflit ne dégénère en guerre régionale: sur ce point, il semble que les annonces aient été pour partie efficaces, l’alliance aidant en équipements mais n’intervenant pas directement en Ukraine. On peut détester le cynisme sous-jacent, c’est un fait, mais le gouvernement russe ne semble plus vraiment s’encombrer avec les concepts de moralité et diplomatie pour l’instant.
Au final (?), les questions en rapport avec la dissuasion nucléaire sont un sujet extrêmement vaste et particulièrement complexe ne se limitant (fort heureusement!) pas à des discussions du type « Ouah les russes ils ont un gros missile nucléaire qui s’appelle Satan-2 » mais ces dernières sont du ressort de spécialistes dont c’est le métier que d’évaluer, de comprendre et de suivre la dissuasion, son fonctionnement, ses règles et ses équipements. Bref, même si il s’inscrit dans la logique de codification OTAN, le surnom « Satan-2 » n’a strictement rien d’officiel et les discussions relatives à ce dernier sont encore moins pertinentes lorsque le surnom en question est attribué à un système qui N‘est PAS (encore) en service!
Pour toute personne intéressée sur les forces stratégiques russes, je ne puis que très vivement recommander la lecture du livre ainsi que du site internet (en anglais) de Pavel Podvig: Russian strategic nuclear forces
Il existe également ce site très complet et détaillé (en russe) sur les RVSN: pour les amateurs de données historiques, il s’agit d’une ressource très utile.
On ne le présente plus: le site MilitaryRussia.ru de Dmitry Kornev qui passe en revue de manière hyper détaillée les différents modèles d’ICBM (et pas uniquement), une des meilleures sources sur le sujet.
Autre document utile sur les RVSN, cette note (format PDF) du Service de Recherche du Congrès des Etats-Unis qui fait le tour en une petite cinquantaine de pages de l’état, des projets et des capacités des RVSN: c’est documenté, objectif et concis.
Enfin, il reste les écrits de Hans M.Kristensen (FAS) qui suit de près les programmes ainsi que l’évolution des forces stratégiques russes: il est notamment l’auteur de cet article faisant un bilan de l’état des équipements à disposition en Russie en 2022 ainsi que des travaux en cours.