[Actu] Modernisation du Tupolev Tu-95MS

Attendu de longue date, c’est durant le salon Armiya-2021 et plus précisément en date du 24 août 2021 que le Ministère de la Défense de Russie (représenté par A.Krivorouchko) a – enfin – signé avec le bureau d’études Tupolev (représenté par V.Korolev) le contrat de modernisation des bombardiers stratégiques Tupolev Tu-95MS qui passeront au standard Tu-95MSM à cette occasion. Ce contrat attendu de longue date vient s’ajouter au vaste de programme de modernisation enclenché depuis plusieurs années par la Russie et visant à recapitaliser en profondeur sa flotte de bombardiers stratégiques et régionaux; ce programme comprend notamment:

  • La relance de la production du Tu-160M au standard Tu-160M2
  • La modernisation des Tu-160 existants au standard Tu-160M2
  • La modernisation des Tu-95MS au standard Tu-95MSM
  • La modernisation des Tu-22M3 au standard Tu-22M3M
  • Le développement et la production du nouveau bombardier stratégique Izd.80 PAK DA

A l’exception du Tu-22M3M dont il n’y a actuellement que deux prototypes actifs employés pour des essais et pour lequel le Ministère de la Défense n’a pas encore signé de contrat permettant de lancer les travaux de série, tous les autres programmes sont à des stades de réalisation avancés et la signature du contrat officialisant les travaux sur le Tu-95MSM était l’avant-dernière inconnue dans le calendrier des projets russes.

Le Tupolev Tu-95MS: un aperçu

Exploité par la force aérienne russe (VKS) au sein du commandement de l’aviation à long rayon d’action (Дальняя Авиация / Dal’nyaya Aviatsiya), le Tupolev Tu-95MS (nom de code OTAN: Bear H) est un bombarder stratégique intercontinental qui tire son origine dans le prototype Tu-95-1 qui vola pour la première fois le 12 novembre 1952 et dont le but était d’assurer le remplacement du Tupolev Tu-4 Bull (la copie soviétique du Boeing B-29 Superfortress). Présentant une silhouette unique qui rend ce dernier très facilement identifiable, le Tu-95MS est un appareil de grandes dimensions qui dispose d’ailes à flèche très prononcée et dont la motorisation est constituée de quatre turbopropulseurs Kuznetsov NK-12 entraînant chacun deux hélices contrarotatives AV-60. Pour l’anecdote, on peut signaler que le Tu-95 est toujours actuellement l’appareil à turbopropulseurs le plus rapide du monde et selon ses équipages… fort probablement l’avion le plus bruyant!

Le Tu-95 dans sa version d’origine: un bombardier conventionnel n’emportant que des bombes. On remarque le nez vitré ainsi que la verrière du cockpit qui diffèrent avec ceux du Tu-95MS. Image@?

L’origine du Tu-95MS (Izd. VP-021) est une réponse au lancement en 1974 par les USA du projet de missile de croisière à lancement aérien AGM-86 devant être emporté par les B-52G et B-52H Stratofortress, l’URSS ne voulant pas être distancée réagit en accélérant le tempo des travaux (lancement officiel du projet le 8 décembre 1976) sur le projet de missile de croisière Kh-55 (les travaux préliminaires étaient en cours depuis 1971) dont le vecteur envisagé vu sa taille était le – toujours en développement – Tupolev Tu-160 (code OTAN: Blackjack). Vu les délais impartis pour mettre au point le Tu-160, le besoin de disposer d’un autre vecteur pour transporter le Kh-55 (Izd.120) s’imposa.

Un missile Kh-55 préservé dans un musée en Ukraine. Image@George Chernilevsky

Les ingénieurs soviétiques n’allèrent pas chercher très loin pour trouver le vecteur adéquat; c’est le Tu-142M qui va servir de base à la mise au point de cette nouvelle variante de Tu-95: c’est en juillet 1977 qu’est décidée la transformation du Tu-142M pour servir de base à la mise au point d’une nouvelle variante du Tu-95 pouvant embarquer le missile Kh-55, cette variante étant reprise sous le type Tu-95MS. La principale modification à apporter au Tu-142M, outre l’enlèvement des équipements liés à la lutte anti-sous-marine, consistait à l’équiper de deux lanceurs rotatifs MKU-6-5 dans deux soutes pouvant embarquer chacune six missiles Kh-55; néanmoins vu les problèmes liés au centre de gravité et aux performances impactées par le placement d’une telle masse cumulée, une seule soute disposant d’un lanceur rotatif MKU-6-5 sera installée.

La construction d’un premier prototype Tu-95MS, sur base d’une cellule de Tu-142MK (numéro de série 42105), est lancée en 1978 et achevé au début septembre 1979, son premier vol suivant dans la foulée le 14 septembre 1979. La production en série est lancée en 1981 à l’usine de Taganrog (usine 86) avant d’être déménagée en 1983 à l’usine de Samara (usine 18), l’usine de Taganrog se concentrant sur la production des Tu-142MK/-MR/-MZ ainsi que sur les conversions d’Ilyushin IL-76MD en Beriev A-50. Comme vu ci-dessus, le Tu-95MS fut envisagé comme solution temporaire avant l’arrivée du Tu-160, cependant vu le temps nécessaire pour développer ce dernier ainsi que le coût de l’avion à la production et à l’exploitation: le Tu-95MS verra se production se poursuivre en parallèle pour servir d’alternative « low cost » au Blackjack. Ainsi ce sont pas moins de 88 avions qui vont sortir des chaînes de montage des usines de Taganrog (12 avions) et Samara (76 avions) avant qu’un décret présidentiel édicté par le président Boris Eltsin ne vienne mettre un terme à la production en 1992.

Lors de la chute de l’URSS, les Tu-95MS se sont retrouvés présents sur le sol kazakh (40 appareils sur la base de Semipalatinsk), sur le sol ukrainien (25 appareils sur la base d’Uzin) et sur le sol russe (base de Mozdok): ce faisant, la propriété des appareils passa aux nouvelles républiques indépendantes issues de la fin de l’URSS. Aucune des deux nouvelles forces aériennes (Kazakhstan et Ukraine) n’ayant les moyens (cas de l’Ukraine) et/ou l’utilité (cas du Kazakhstan) de bombardiers stratégiques, les appareils vont bénéficier (pour partie) de programmes d’échanges (cas du Kazakhstan qui troquera en 1994 les 40 Tu-95MS contre des avions tactiques) et/ou de cession pour solder une dette (cas de l’Ukraine qui renverra en Russie 3 Tu-95MS équipés du système Sprut ainsi que son stock de missiles Kh-55/Kh-55SM) permettant ainsi le retour d’une partie des appareils sur le sol russe, le solde des avions ukrainiens étant détruit in situ.

Une pièce rare: ce Tu-95MS conservé à Poltava porte les armoiries ukrainiennes. Image@?

Produits entre 1981 et 1992 tout en ayant été peu exploités dans le courant des années 1990-2000: les cellules des Tu-95MS sont donc dans leur ensemble relativement « jeunes » en nombre d’années ainsi que de cycles (et heures de vol) pour des appareils de cette catégorie. Toute comparaison (comme on peut le lire régulièrement dans la presse) avec le Boeing B-52 Stratofortress est donc complètement absurde. Le dernier « Buff » (Big Ugly Fat F*cker) étant sorti d’usine en 1962 soit vingt ans avant la sortie du premier Tu-95MS; ceci n’enlevant aucun mérite (que du contraire!) aux B-52 et montrant à quel point les équipes techniques de l’USAF ont développés des programmes de maintenance robustes et pertinents ainsi que des programmes de modernisation permettant à ce dernier d’envisager une carrière opérationnelle qui pourrait atteindre le siècle (!) A l’inverse, le Tu-95MS Bear-H n’atteindra fort probablement pas une telle longévité et n’est qu’un très lointain descendant du Tu-95 d’origine.

Deux variantes du Tu-95MS ont été produites: 31 Tu-95MS-6 ainsi que 57 Tu-95MS-16, ces deux variantes se distinguant au niveau de la capacité d’emport. Tous les Tu-95MS Bear H disposent d’une soute interne avec un lanceur rotatif offrant une capacité de six missiles de croisière Kh-55(5) (Tu-95MS-6), les autres appareils recevant également des pylônes sous voilure permettant d’emporter dix missiles de croisière Kh-55(5) supplémentaires (Tu-95MS-16). A noter que suite aux discussions du traité START-1, les pylônes sous voilure ont été enlevés dès 1994.

Cette illustration extraite du livre « Турбовинтовые самолеты Ту-95/ Ту-114/ Ту-142 / Ту-95МС » permet de voir la différence entre les Tu-95MS-6 et Tu-95MS-16 ainsi que la configuration des pylônes employés. Image@polygonpress.ru

Outre les variations relatives aux emports, on peut également distinguer les Tu-95MS sur base de leurs équipements embarqués: les premiers Tu-95MS sont sortis d’usine équipés d’un système d’initialisation et de lancement des missiles Kh-55 dénommé K-012 Osina, ce système transmettant au missile avant le lancement une carte digitale de la zone traversée vers la cible. Les appareils plus récents (sortis d’usine à partir de 1986) ont reçu le système K-016 Sprut qui permet aux Tu-95MS d’embarquer la variante améliorée (disposant d’une portée accrue grâce à l’adjonction de réservoirs supplémentaires) du Kh-55, le Kh-55SM (Izd.125).

Une grande partie des Tu-95MS portent un nom de baptême, qui est celui d’une ville: exemple avec le 24 Rouge baptisé Mourmansk. Image@Alexander Samsonov

Depuis le retour des financements et des investissements dans l’armée russe au début des années 2000, la flotte de Tu-95MS a progressivement recommencé les vols de patrouilles réguliers ainsi que les vols d’entraînements des équipages aussi bien au-dessus de l’Atlantique qu’au-dessus du Pacifique; les vols au-dessus des eaux internationales ayant pour but premier de tester les temps et moyens de réactions mis en place par les forces aériennes occidentales.

Un Tu-95MS dans son « environnement naturel »: escorté par un chasseur occidental (un F-22 Raptor dans le cas d’espèce). Image@?

La flotte russe contemporaine se compose d’environ une soixante de Tu-95MS (équipés soit avec le K-012 Osina soit avec le K-016 Sprut) en service répartis entre les bases de:

  • Engels-2: 184 TBAP (unité active)
  • Ukrainka: 182 TBAP (unité active)
  • Ryazan Dyagilevo: 43 TsBP PLS (formations et entraînements)

S’inscrivant à l’origine dans le cadre de la dissuasion nucléaire soviétique, les changements géopolitiques vont voir le rôle attribué aux Tu-95MS évoluer significativement: l’intégration du missile de croisière conventionnel Kh-555 (dérivé du Kh-55SM) dans ses emports en 2003 va voir ce dernier passer du rôle de vecteur nucléaire à celui de camion à missiles pouvant frapper sur de très grandes distances. A cette occasion, les décideurs russes vont également prendre la pleine mesure du besoin de soit faire évoluer les capacités de l’appareil soit d’envisager son remplacement: finalement, ce sont les deux options qui vont être retenues.

La modernisation au standard Tu-95MSM: une valse à deux temps

En vue de recapitaliser sa flotte et la maintenir à niveau jusqu’à l’horizon 2030; l’armée de l’air russe s’est penchée sur plusieurs programmes de modernisation à partir du milieu des années 2000, allant de variantes maximales à des variantes beaucoup plus modestes n’envisageant que le remplacement de certains composants. En effet, comme souvent dans les designs remontant à l’époque soviétique: l’électronique embarquée et les systèmes de défenses sont très loin d’être à la pointe de la technologie, et la force aérienne russe se retrouve à la tête d’une flotte de Tu-95MS disposant de cellules relativement jeunes dotées d’un potentiel important mais dont les équipements embarqués sont dans leur ensemble complètement obsolètes. En outre, l’intégration prévue de nouveaux armements en cours de développement (missiles Kh-555 ainsi que les missiles Kh-101/-102) allait entraîner le besoin de réaliser des travaux sur le Tu-95MS pour permettre à ce dernier de les embarquer.  

Une vue d’un missile Kh-101 (avec camouflage!) en cours d’installation dans la soute d’un Tu-160M. Image@Mil.ru

Après de longues hésitations à la fois pour des raisons techniques et financières, la Russie souhaitant initialement procéder au remplacement de sa flotte de Tu-95MS avec le nouveau bombardier stratégique Izd.80 PAK DA dont trois prototypes sont actuellement en phase d’assemblage; les intentions vont cependant être contrariées vu le temps nécessaire requis pour développer ce nouvel appareil. L’idée d’une modernisation étendue du Tu-95MS finira par s’imposer en vue de permettre à la force aérienne russe de continuer à exploiter ses appareils disponibles pendant que Tupolev développe un remplaçant à ce dernier; la modernisation permettant de disposer de temps pour créer le PAK DA sans pour autant mettre Tupolev sous pression avec un calendrier de remplacement serré.

Le point de départ officiel du programme de modernisation des Tu-95MS réside dans la signature entre le ministère de la défense et le bureau d’études Tupolev d’un contrat de recherche et développement daté du 23 décembre 2009 et portant le nom de code Litograf (Литограф). Un premier Tu-95MS sera livré à Tupolev (le B/n 317 Rouge) pour servir de banc d’essais des modifications à apporter sur l’avion, cependant, vu l’ampleur des travaux à réaliser sur les appareils et pour conserver une enveloppe budgétaire raisonnable; la modernisation a été phasée en plusieurs étapes et c’est à partir d’ici que les choses vont se complexifier.

Avant même de passer en modernisation, les Tu-95MS vont recevoir dès 2003 la capacité d’emport du missile de croisière conventionnel Kh-555 (dérivé du Kh-55SM) qui dispose notamment du système de guidage issu du missile Kh-101; en outre, vu qu’il bénéficie du même fuselage et donc des mêmes dimensions (longueur de 6 m) que le Kh-55(SM), il peut être installé en soute sur le Tu-95MS à l’inverse du Kh-101/-102 (longueur de 7,5 m) qui est trop long pour celle-ci.

Cet angle de prise de vue permet de voir la taille (conséquente) du Tu-95MS ainsi que l’implantation des pylônes externes. Image@Andreï Shmatko

La modernisation du Tu-95MS va donc s’articuler en deux étapes; une première étape qu’on peut qualifier de « légère » qui va voir l’installation de pylônes sous voilure ainsi que le remplacement de certains équipements embarqués et une deuxième étape plus « lourde » dont l’ampleur des travaux va transformer en profondeur l’avion par rapport à sa version d’origine.  

a. La première étape de modernisation

Avant d’entrer dans les détails des modifications apportées aux appareils, il est utile de préciser que les travaux concernant la flotte de Bear-H ne concernent que les avions équipés du système K-016 Sprut: les Tu-95MS disposant encore du système plus ancien K-012 Osina ne sont pas concernés par les travaux et devraient à terme être retirés du service. 

Première partie du programme de modernisation: l’intégration du Kh-101/-102 dans la dotation du Tu-95MS. Vu la longueur affichée par les missiles Kh-101/-102, ces derniers ne peuvent pas entrer dans la soute interne du Tu-95MS, leur installation nécessite donc de devoir réinstaller des pylônes externes sur l’avion, à l’instar de ce qui fut déjà le cas auparavant sur le Tu-95MS-16, bien que les pylônes ne soient pas répartis de la même manière. Alors que le Tu-95MS-16 dans sa forme d’origine disposait de dix pylônes externes répartis sous la forme d’un pylône triple et d’un pylône double sous chaque aile, le Tu-95MSM dispose de huit points d’emports externes répartis équitablement sous les ailes à raison de quatre pylônes doubles. Cependant, l’installation des pylônes externes et l’emport des missiles Kh-101/-102 augmente la traînée de l’avion et réduit donc sa distance franchissable par rapport à l’emport des missiles en soute.   

Gros plan sur les deux rails de lancement AKU-5M équipant un pylône externe de Tu-95MS. Image@?

L’installation des pylônes externes qui sont équipés de rails de lancement AKU-5M voit donc la capacité d’emport des Tu-95MS(M) évoluer significativement: alors qu’au départ ce dernier ne pouvait embarquer que six missiles (Kh-55 et variantes) installés sur un lanceur rotatif MKU-6-5 implanté dans la soute interne, l’ajout des pylônes externes ajoute la possibilité d’emporter huit missiles supplémentaires soit un gain capacitaire important pour l’appareil. Au final, les Tu-95MS(M) rééquipés de la sorte voient leur capacité offensive passer de six Kh-55 (et variantes) emportés en soute à quatorze Kh-555 (six en soute, huit en externe) ou huit Kh-101/Kh-102 en externe ainsi que six Kh-55 (et variantes) en soute. 

Un image vaut mieux qu’un long discours: un aperçu de la charge offensive que peux transporter un Tu-95MS. Image@?

Outre le renforcement de l’armement, certains équipements embarqués sont remplacés dans le cadre de cette première étape de modernisation, néanmoins, le gros des équipements embarqués restent fondamentalement identiques au Tu-95MS dans son état d’origine. Les nouveaux équipements installés sont:

  • Système de réception satellite A737I
  • Système ILS VIM-95
  • Système de navigation à courte portée RSBN-85V
  • Système de guidage ARK-40
  • Altimètres radars A-053 et A-075

C’est le Tu-95MS « prototype » employé par le bureau d’études Tupolev sous le numéro de Bort 317 Rouge qui va servir pour les tests d’intégration du Kh-101/-102 ainsi que de banc d’essais pour tester la nouvelle motorisation et les nouvelles hélices. Dès avril 2013, le 317 Rouge va recevoir un premier moteur NK-12MPM couplé à une hélice AV-60T avant de voir l’ensemble de ses moteurs remplacés en 2015, l’avion restant au service de l’OKB Tupolev pour l’évaluation des modifications apportées. Le 19 avril 2018, le 317 Rouge a été livré à Akhtubinsk où est basé le 929 GLITs qui va effectuer le début des essais étatiques du programme de modernisation. 

Le prototype 317 Rouge, qui aurait bien besoin d’un coup de peinture, est vu ici avec huit missiles Kh-101 factices en emport. Image@Dmitry Suhov

Les travaux de modernisation vont se dérouler au sein de l’usine Beriev (à Taganrog) en collaboration avec l’usine KAZ (Kazan); outre le prototype 317 Rouge, un deuxième appareil va être pris en charge: le 50 Rouge portant le registre RF-94192 et le numéro de construction 6403423300822 qui sortira d’usine en 2010. Différence notoire entre les deux appareils: le 317 Rouge est doté des pylônes externes supplémentaires et sert principalement aux tests des nouveaux propulseurs et pylônes externes tandis que le 50 Rouge sert aux tests des équipements embarqués neufs. 

Le 50 Rouge qui sert de banc d’essais ne dispose pas des pylônes extérieurs. Image@Mikhaïl Medvedev

Suite aux deux premiers appareils traités de la sorte servant de banc d’essais, et c’est en 2014 que débute la prise en charge des premiers appareils de série traités dans la première étape de modernisation: un premier avion est livré le 18 décembre 2014 à la force aérienne russe, suivi d’un deuxième le 29 décembre et d’un troisième le 27 janvier 2015, d’autres appareils ont suivi dans la foulée. A noter que l’armée de l’air russe va faire usage au combat pour la première fois du Tu-95MS en Syrie le 17 novembre 2015: les appareils engagés procédant à des tirs de missiles de croisière au départ des pylônes externes de l’avion sur des cibles tenues par ISIS.  

b. La deuxième étape de modernisation

La deuxième étape de modernisation va nécessiter beaucoup plus de travaux (et donc de temps) pour être développée, ceci étant à mettre en parallèle avec l’ampleur des travaux réalisés sur l’avion notamment par rapport à la première phase déjà réalisée: dis de manière simplifiée, « on garde l’enveloppe mais on change le contenu« . Les travaux de la deuxième étape reprenne comme base ceux déjà effectués durant la première étape et vont porter sur les principaux éléments constitutifs de l’avion: nécessitant de réaliser un important travail en amont auprès des différents fournisseurs d’équipements ainsi que d’intégration de ces derniers au sein de la cellule. 

Le premier Tu-95MSM « complet »: le 21 Rouge. Image@Bonsai

Au niveau du fuselage en tant que tel, la modernisation au standard Tu-95MSM (Izd. VP-021MSM) n’entraîne pas de modifications fondamentales sur la cellule de l’avion: la cellule bénéficie d’une révision générale avec installation de nouveaux équipements. La différence la plus visible étant l’enlèvement du poste du mitrailleur de queue ainsi que les équipements liés et l’obturation des fenêtres de ce dernier. Le tout étant couplé à une révision générale de la cellule des appareils ainsi qu’un renforcement de l’aile permettant d’installer les pylônes externes supplémentaires.

Une vue du 21 Rouge, premier Tu-95MSM « complet » avant son premier vol post-modernisation. Image@UAC Russia

La première grosse modification porte sur le remplacement de la motorisation ainsi que des hélices: les turbopropulseurs employés sur le Tu-95MS ainsi que le Tu-142MK/MZ sont des Kuznetsov NK-12MP couplés à des hélices AV-60K, cet ensemble très fiable est pour le moins bruyant et génère d’importantes vibrations dans l’avion rendant ce dernier peu populaire auprès des équipages. Dans le cadre de la modernisation, l’entièreté de la propulsion est remplacée: les Tu-95MSM reçoivent le nouveau turbopropulseur NK-12MPM couplé à une nouvelle hélice AV-60T (-T pour Тяжолый – « Lourde »). La puissance installée du moteur ne changerait pas (15.000 Cv) par rapport à son prédécesseur mais sa durée de vie serait améliorée. Les nouvelles hélices AV-60T (aisément identifiables car plus larges que les AV-60K) sont un peu plus lourdes (1,37 tonne contre 1,19 tonne) mais le niveau des vibrations générées est réduit de moitié

Mais c’est à l’intérieur de l’avion que va se concentrer le gros des travaux effectués sur l’appareil. Le radar U009 Obzor-MS implanté dans le nez de l’avion est remplacé par le radar à antenne passive (PESA) NV1.021 issu de la famille Novella et développé par Zaslon, ce dernier dérivant du radar employé par l’Ilyushin IL-38N; à noter que le Tu-160M2 emportera également le même radar, uniformisant ainsi les modèles employés par les deux bombardiers « lourds » russes. 

Le radar Obzor-MS d’origine du Tu-95MS. Image@?

Le cockpit du Tu-95MSM ainsi que les différents postes de travail sont intégralement refondus avec installation du système d’affichage des données du type SOI-021: il s’agit d’écrans LCD multifonctions (manifestement, cinq écrans pour les deux pilotes) qui viennent prendre la relève des affichages anciens présents dans le cockpit. Aucune image de l’intérieur du cockpit refondu n’est actuellement disponible mais il est fort probable que les ingénieurs de Tupolev aient repris une configuration similaire à celle employée dans le cadre de la modernisation des Tu-160M2.  

Le cockpit du Tu-95MS dans son état d’origine: loin d’être un parangon de modernité, la modernisation au standard Tu-95MSM va sérieusement faciliter le travail des équipages. Image@Evgeniy Lebedev

Outre le système d’affichages des données, le système de commandes de vol est remplacé par une version modernisée du KSU-021 développé par le VNIIEM (ВНИИЭМ); ce dernier étant couplé à un nouveau système de navigation S021 comprenant un système de navigation inertielle BINS-SP-1, un système de navigation astronomique ANS-2009 et un radar de navigation DISS-021-70, l’ensemble étant piloté par un calculateur de navigation NVS-021M. En ce qui concerne ces équipements listés ci-dessus, il s’agit d’un mix constitué de systèmes existants du Tu-95MS qui sont modernisés et couplés à de nouveaux composants. Enfin la suite d’autodéfense de l’avion, le Meteor-NM est remplacé par le système Meteor-NM2 avec notamment l’installation de systèmes de brouillage et de détecteur d’alerte laser ainsi qu’un système d’alerte radar.  

C’est le 22 août 2020 que le premier Tupolev Tu-95MS modernisé au standard Tu-95MSM prit l’air pour la première fois effectuant un vol de 2 heures 33 minutes aux départ de l’usine Beriev à Taganrog avec le pilote d’essais Andrey Voropaev aux commandes. L’appareil concerné par les travaux de modernisation porte le numéro de Bort 21 Rouge, le registre RF-94121, le numéro de construction 1000214834666 et enfin le nom de baptême Samara (Самара).

Bien qu’il se soit fait discret depuis son premier vol, le premier Tu-95MSM poursuit actuellement ses tests en vol dans le cadre des essais étatique de cette modernisation, la commande ferme signée le 24 août 2021 (soit douze ans après la signature du contrat de développement entre Tupolev et le MoD) vient donc confirmer que le programme est enfin arrivé à maturation: les travaux pouvant être lancés sur les appareils de série. Avec cette modernisation, les Bear-H devraient voir leur carrière se prolonger jusqu’à l’aube des années 2040, les appareils atteignant à ce moment-là l’âge vénérable des cinquante ans d’exploitation en première ligne au sein des forces stratégiques russes. 

Un aperçu des principales zones traitées dans le cadre du programme Tu-95MSM. Encadré en bleu: le nouveau radar. Encadré en vert: le cockpit refondu. Encadré en jaune: les nouveaux moteurs et hélices. Encadré en orange: un équipement de brouillage (?). Encadré en rouge: l’absence de tourelle de queue. Image@Bonsai / Montage@RS

En conclusion

L’euphorie post-effondrement du bloc soviétique a vu la flotte de Tu-95MS Bear-H perdre une bonne partie de son utilité ainsi que son « avenir ». L’absence de financements disponibles a vu la flotte de Bear-H passer plus de temps au sol qu’en vol; les équipages voyant leur nombres d’heures de vol se réduire comme peau de chagrin. L’arrêt de la production en 1992 couplé à la récupération d’une partie des avions stationnés sur le sol (nouvellement) étranger; a vu la flotte russe se stabiliser autour d’une petite soixantaine d’avions disponibles. 

Bien qu’étant à l’origine un bombardier stratégique, les rôles et fonctions du Tu-95MS vont évoluer avec l’intégration du missile de croisière Kh-555: faisant passer ce dernier du stade de bombardier stratégique au stade de « camions à missiles » pouvant être employé à longue distance, en outre, la volonté d’intégrer en plus les nouveaux missiles de croisière Kh-101 (et sa variante nucléaire Kh-102) a mis en avant le besoin de rééquiper et moderniser l’appareil pour s’adapter aux nouveaux armements existants ainsi qu’en cours de développement. Conçu comme solution « temporaire » en attendant l’arrivée du Tu-160, le Tu-95MS se révèle plus économique à exploiter que le Blackjack (toutes les missions à remplir ne nécessitent pas de déployer des bombardiers supersoniques); ce qui au final garantit un « certain » avenir au Bear-H.  

Il est vrai également que le remplacement du Tu-95MS par l’Izd.80 PAK DA ne se déroulant pas selon le calendrier envisagé à l’origine: la modernisation du Tu-95MS finit par s’imposer sous peine de voir l’avion perdre rapidement toute utilité opérationnelle concrète. En outre, en revalorisant la flotte de Bear-H, la Russie s’achète un élément important: du « temps » pour créer et mettre au point le PAK DA dont trois prototypes sont actuellement en cours de construction et qui nécessitera encore beaucoup de temps avant d’entrer en service. De plus, la modernisation du Tu-95MS permettra d’accroître significativement les performances de l’avion (rayon d’action et emports) tout en lui permettant d’accueillir à terme certains nouveaux armements en cours de développement (missile de croisière subsonique Kh-50, notamment). Facteur intéressant dans ce programme de modernisation, les ingénieurs russes travaillent à la mise en place d’une certaine forme de standardisation dans les programmes de modernisation des bombardiers russes: on note par exemple l’emploi du même modèle de radar pour le Tu-160M2 ainsi que le Tu-95MSM, les cockpits sont également refondus sur un modèle similaire. Outre un aspect logistique certain, il y a également la possibilité d’envisager une transition plus aisée des équipages de l’un à l’autre appareil sur le plus long-terme; tout en diminuant (un peu) la facture finale des travaux. 

Une autre vue du 21 Rouge lors de son premier vol. Image@UAC Russia

Bien que le nombre d’avions concernés par ce programme n’ait pas été communiqué, les responsables russes ont été très clairs sur le fait qu’il n’y a que les avions les plus récents qui seront concernés (ceux équipés du K-016 Sprut), il s’agira donc au maximum de trente à trente-cinq appareils: la chaîne de modernisation va donc se dérouler sur plusieurs années et il sera intéressant de voir comment la charge de travail supplémentaire générée sera répartie. L’usine KAZ (Gorbunov) croulant déjà sous une importante charge de travail (Tu-160M2, PAK DA, Tu-22M3M et Tu-214); cette dernière ayant déjà fait savoir à plusieurs reprises qu’elle manquait de spécialistes pour gérer l’ensemble des travaux à réaliser. 

Dernier point qu’il sera intéressant de suivre est celui de l’avenir du Tu-95MSM: en effet, à l’horizon 2030 le PAK DA devrait – enfin – entrer en service aux côtés des Tu-160M2 (neufs et modernisés) reléguant les Tu-95MSM à des tâches subalternes bien que ces derniers disposeront encore d’un potentiel leur permettant d’atteindre l’aube des années 2040; verra-t-on les Tu-95MSM être affectés à l’aéronavale (MA-VMF) qui récupérerait de la sorte une capacité de frappe à long rayon d’action? Rien ne le confirme pour l’instant, mais cette éventualité n’est pas à exclure d’office. Même si il est fort probable que le Bear-H n’atteindra pas la légendaire longévité du Stratofortress, gageons que sa carrière est encore loin de s’achever: la modernisation en profondeur du Bear-H indique que l’on entendra encore longtemps les massives hélices contrarotatives équipant les Kuznetsov NK-12MP tourner au-dessus de la Mer du Nord ainsi que des Océans Atlantique et Pacifique.  

 

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