[Actu] Perte d’un IL-20M en Syrie

L’intervention russe en Syrie ne cesse d’être régulièrement ponctuée par la perte d’appareils militaires et/ou civils; le dernier en date concerne un appareil de guerre électronique et de collecte de renseignements du type Ilyushin IL-20M qui a été abattu à proximité des côtes aux environs de 23h00 la nuit dernière par une batterie de missiles sol-air syrienne occasionnant la perte de l’appareil et des quinze membres d’équipage.

Une fois cette perte annoncée et le battage médiatique lancé, plusieurs scénarios ont été soulevés et plusieurs candidats potentiels ont été pointés du doigt par la Russie avant d’obtenir des annonces plus concrètes. Outre le scénario d’une destruction de l’appareil par la frégate française Auvergne (une FREMM disposant du missile sol-air Aster) naviguant en Mer Méditerranée suivi de peu par l’hypothèse de la destruction de l’appareil par un appareil israélien évoluant dans la zone, le MoD Russe a confirmé que c’est une batterie de missiles S-200 syrienne qui a abattu l’appareil russe.

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La carte présentée par le MoD russe avec l’explication de l’accident

La Syrie se serait-t-elle décidée à se retourner contre la Russie? Pas du tout. Mais avant d’aller plus en avant, attardons d’abord sur l’appareil impliqué dans cet accident.

Basé sur le turbopropulseur civil Ilyushin IL-18 avec lequel il partage les caractéristiques techniques fondamentales; l’Ilyushin IL-20M est un appareil de reconnaissance et de renseignement électronique (ELINT/SIGINT) employant plusieurs capteurs dont notamment un radar à visée latérale.

L’Ilyushin IL-20M (Izd.17) découle d’un premier prototype produit en 1968 sur base d’un IL-18D et la production en série (par petits lots d’appareils) s’arrêta en 1976 après seulement 18 appareils sortis des chaînes de l’usine Znamya Truda (près de Moscou). Les estimations les plus fiables tablent sur une douzaine d’appareils toujours en service à l’heure actuelle au sein des VKS où ils appartiennent aux ORAO (escadrons indépendants de reconnaissance) basés à Kubinka près de Moscou.

Aisément reconnaissable au radar à visée latérale Igla implanté sous le fuselage dans une longue et massive baignoire, l’IL-20M dispose également d’un ensemble de capteurs ainsi que de la possibilité d’emporter plusieurs types de caméras dont les caméras A-87P implantés de part et d’autres sur les flancs du fuselage dans deux protubérances en arrière du cockpit. Outre les moyens de reconnaissance, l’IL-20M dispose de systèmes de renseignements électroniques avec notamment les systèmes:

  • SRS-4 (ELINT) chargé d’assurer la détection, la localisation et les fréquences des radars ennemis
  • Kvadrat-2 (ELINT) chargé d’assurer une détection plus fine que le SRS-4 avec des informations sur les émetteurs, les récepteurs, leurs fréquences et les cycles de ceux-ci
  • SRS-5 (SIGINT) chargé d’assurer l’écoute des communications
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Pour mieux comprendre l’IL-20M; en bleu: le radar Igla, en rouge: les protubérances contenant les antennes du SRS-4 et en vert l’emplacement de l’A-87P, en mauve, les deux antennes du SRS-5, en jaune, les trois antennes du Kvadrat-2 et en orange des antennes supplémentaires du Kvadrat-2. Photo@Dimitri Ryazanov / Montage@RS

Ces systèmes qui datent des années 70 ne sont pas de première jeunesse (loin de là) mais ils fonctionnent de manière intégrée et les informations recueillies par les différents capteurs sont affinés à bord de l’appareil pour obtenir une image plus précise de la situation sur le terrain. Comme tout appareil de guerre électronique, l’Il-20M dispose d’un équipage conséquent; ce sont pas moins de cinq personnes qui prennent place dans le cockpit (ces dernières ne se chargeant que du vol et les impératifs liés) tandis que les missions de renseignements/reconnaissance nécessitent (selon les sources) entre cinq et sept personnes installées dans le fuselage. L’IL-20M ne dispose d’aucun armement et – chose étonnante pour un appareil d’une telle importance – d’aucuns systèmes d’auto-défenses/contre-mesures embarquées.

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L’IL-20M impliqué dans l’accident portant le numéro de registre RF-93610. Photo@Erik Romanenko

La Russie consciente de la faiblesse de l’appareil dans un environnement moderne ainsi que de l’obsolescence des équipements embarqués va lancer le projet de modernisation de l’Ilyushin IL-20M qui va déboucher sur la création de plusieurs prototypes présentant des configurations d’équipements différents;

  • L’IL-20M Anagramma sorti en 2004,
  • L’IL-20M Monitor sorti en 2009
  • L’IL-20MS Retsenzent sorti en 2014

C’est ce dernier appareil au standard IL-20MS qui sera le standard de modernisation validé (point de vue des équipements), l’élément principal de la modernisation étant le nouveau système de reconnaissance Novella NV1.17 sur lequel on ne sait pas grand chose sauf qu’il semble que l’antenne du radar Igla est conservée (la baignoire est intacte) mais que tout l’équipement informatique embarqué est intégralement renouvelé offrant une puissance de calcul bien supérieure. De plus, un nouveau radar est implanté à l’arrière du fuselage ainsi que – élément important – un système d’auto-défense avec détecteurs UV d’approche de missiles et des lance-leurres thermiques. Bien que ce standard ait été approuvé, il n’y a à l’heure actuelle toujours aucun budget débloqué pour une modernisation en série.

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Le seul – tant qu’à présent? – IL-20MS. Photo@Benjamin Ignatievitch

L’appareil concerné par l’accident d’hier soir est l’IL-20M codé RF-93610, portant le numéro d’usine 173011504 et le numéro de série 115-04 qui fut produit en 1973; il commença sa carrière sous le numéro de Bort 21 Rouge et était basé de sa livraison à mai 1994 en Allemagne de l’Est à Sperenberg où il appartenait au 39 ORAO. Après son retour à Kubinka, l’appareil recevra une révision générale en 2010-2011 à cette occasion il perdra son numéro de Bort au profit du numéro de registre RF-93610. La dernière mission de l’appareil – sur base des informations communiquées par la Russie – concernait un vol en forme de huit au départ de Khmeymim, l’appareil se dirigeant ensuite vers Idlib où a lieu actuellement une vaste offensive pour nettoyer cette poche de résistance avant de revenir vers Khmeymim; c’est sur le chemin du retour peu avant son atterrissage que l’appareil a été détruit.

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Le 21 Rouge vu peu de temps avant son passage en révision générale… qui était plus que la bienvenue. Photo@Anatoly Burtsev

Revenons-en à la question antérieure; la Syrie se retournerait-elle contre la Russie? Certes, la politique de Bashar al Assad est parfois complexe à décrypter mais il semble peu probable (et avec quels moyens?) qu’en l’état actuel des choses il cherche à se retourner contre Moscou.

La perte de cet IL-20M aussi tragique qu’elle soit (on pourrait discuter du côté « tragique » de cette perte dans le cadre du conflit dans sa globalité, mais ce serait s’éloigner fortement du sujet) ne semble être à première vue qu’un concours de circonstances à la conclusion funeste. Malgré des premières annonces russes qui pointaient du doigt la présence d’une frégate FREMM (l’Auvergne) dans les eaux de la Méditerranée et bien que Moscou n’accusait pas formellement tout en faisant quand même un lourd sous-entendu sur la corrélation entre la perte de l’appareil et la présence de ladite frégate; les russes ont été contraints d’effectuer un rétropédalage en bonne et due forme. Cette hypothèse n’en restait pas moins grossière: pourquoi est-ce que la France prendrait le risque de lancer une attaque contre un aéronef étranger sans raisons apparentes alors que ce dernier n’était absolument pas en mesure de l’attaquer pas plus qu’il ne menaçait directement ou indirectement le bâtiment français? Certes le narratif russe initial relatif à cet accident était lourd de sens mais ce dernier ne tenait absolument pas la route; ce qui a débouché sur le « changement de version » en cours de journée.

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La frégate française l’Auvergne. Photo@?

La cause de la perte de l’appareil – selon le MoD russe – est à trouver dans la présence d’un groupe de quatre F-16 de l’IDF (Israël) qui assuraient des frappes sur des positions iraniennes (?) à proximité de la ville de Lattaquié avec emploi de bombes GBU-39; durant l’approche et la frappe, les appareils israéliens ont fait emploi des systèmes de brouillages embarqués qui ont aveuglés les systèmes radars syriens (loin d’être de première jeunesse) ces derniers n’ayant comme écho radar que l’IL-20M qui a été pris pour cible pensant – à tort – qu’il s’agissait des appareils israéliens. Le tir par un système S-200 de missile(s?) qui s’en suivit entraîna la destruction de l’avion russe qui était à une altitude d’environ 5.000 m et en phase d’approche sur la base de Khmeymim. Pour ce qui en est communiqué tant qu’à présent, il semblerait que les appareils israéliens aient employés l’IL-20M pour cacher leur propre écho radar affaibli par les moyens de brouillage déployés: ceci serait assez cohérent, l’IL-20M est un appareil turbopropulseur datant des années 60 dont la SER (Surface Equivalente Radar) doit être tout simplement monstrueuse, l’absence d’équipements de contre-mesures embarqués n’arrangeant rien à cette situation.

Le Président Russe, Vladimir Poutine, a lors d’un communiqué relatif à cet accident mis en avant le fait qu’il s’agit d’une « liste de circonstances tragiques » qui ont abouti à cette situation; le Premier Ministre Israélien, Benjamin Netanyahu a également présenté ses condoléances à la Russie tout en annonçant que l’armée israélienne était prête à collaborer entièrement avec Moscou pour lui fournir les éléments dont elle dispose. Peu auparavant, le Ministère de la Défense russe avait mis en garde Israël en annonçant que le comportement de l’armée de l’air entraînerait des mesures de rétorsions que la Russie se réserve encore. Il semble que la déclaration du président intervenue par la suite soit venue siffler la fin de la récréation.

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Un F-16I Sufa israélien. Photo@?

Il est un fait évident que la situation en Syrie est pour le moins délicate, tendue et explosive avec un nombre d’acteurs importants qui sont tous sur les dents et prêts à en découdre malgré de fréquents appels à la « déconfliction » ; Russie, Iran, Syrie, Israël ainsi que des forces Occidentales présentes en Méditerranée: il ne faudrait qu’une étincelle pour faire exploser cette zone et entraîner des conséquences beaucoup plus lourdes encore. La Russie qui essaie de jouer les arbitres locaux sur la Syrie doit jongler avec plusieurs problèmes: un (futur ex?) partenaire iranien qui devient de plus en plus encombrant malgré son aide importante pour aider le gouvernement de Damas, Israël qui se permet d’éliminer les cibles iraniennes présentes en Syrie avec semble-t-il une certaine clémence/approbation russe, les troupes de Bashar qui sont très loin d’être des modèles de probité et de vertu (mais bon il faut être naïf pour penser que la guerre est une chose intrinsèquement « propre ») bref, la Syrie est – pour rester dans le diplomatiquement correct – un beau bazar.

La perte de l’IL-20M soulève quand même plusieurs éléments utiles;

  • Tous les acteurs semblent prendre conscience qu’avoir autant de belligérants actifs dans une si petite zone est légèrement (sic) kamikaze
  • Une bonne entente relative semble régner entre Jérusalem et Moscou: les téléphones ont certainement dû chauffer entre les deux villes mais les déclarations générales vont vers un apaisement (ou tout du moins une « non-escalade ») de la situation
  • La Russie qui ne semblait pas emballée à l’idée de fournir du matériel plus moderne à Damas doit encore un peu plus réviser son jugement
  • La Russie vient probablement prendre la pleine mesure de l’importance cruciale de protéger ces équipements à haute valeur avec des systèmes d’auto-défense efficaces. Moscou ayant été particulièrement dilettante de ce point de vue ces dix dernières années

Bien évidemment, comme dans tout incident de ce type: il y a une part d’emballement et de course au « buzz » qui brouille clairement l’analyse de la situation, d’où l’importance de toujours prendre un peu de temps avant de lancer des jugements à l’emporte-pièce. Que ce soit l’accusation « sous-entendue » vis-à-vis de la France ou les menaces explicites vis-à-vis d’Israël via des mesures de rétorsions; ces dernières ne tiennent déjà plus moins de 24 heures après l’accident. Néanmoins, il ne faut pas penser que les acteurs de cette situation vivent dans le monde des Bisounours: Moscou et Jérusalem savent qu’ils ont des intérêts (en partie) communs donc il ne tient qu’à eux d’apaiser la situation tout en négociant discrètement des contreparties pour rééquilibrer la balance entre les deux pays et pour garder les apparences sauves, ils vont modifier la procédure d’avertissement préalable (au niveau du délai tout du moins) en cas de frappes israéliennes en Syrie.

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Le RF-93610 vu au roulage à Kubinka. Photo@Dmitriy Ryazanov

A l’inverse, il est des plus amusant (?) de voir que le premier concerné par cet accident, soit le gouvernement syrien, est d’un silence absolu depuis 24 heures. Soit des consignes claires ont été envoyées de Moscou à Damas pour ne pas envenimer la situation soit les bretelles du président syrien se sont tellement faites remonter qu’il joue la carte de la sécurité en se taisant dans toutes les langues possibles. Il n’empêche que pour une Russie qui avait annoncé il y a plusieurs mois son retrait du terrain syrien, les pertes continuent à s’accumuler et mine de rien elles sont loin d’être négligeables. Certes, on ne fait pas d’omelettes sans casser des oeufs mais ces pertes pourraient à terme devenir de plus en plus problématiques auprès d’une population qui digère déjà très mal la rehausse de l’âge légal de la retraite; évidemment la disparition de quinze militaires ne va pas faire tomber le gouvernement russe mais la communication entourant l’intervention russe en Syrie qui se veut une preuve de la santé et de la grandeur retrouvée de l’armée russe en prend pour son grade avec l’augmentation des pertes; ceci pourrait finir par devenir particulièrement problématique pour le pays.

Nous aurons plus que probablement l’occasion de revenir sur la question.