[Analyse] La fin de la Marine Russe?

Derrière cette question volontairement provocatrice se cache en réalité une problématique croissante eu égard à la Marine Russe et son avenir. Si il est maintenant évident que les capacités hauturières (la Blue Navy) sont menacée de disparition à moyenne échéance; ce sont en peu de temps plusieurs pavés dans la mare qui ont été jetés par de hauts responsables russes et il n’y a guère de place pour un optimisme débridé…

Il n’est un mystère pour personne que la Marine Russe traverse actuellement une crise sans précédent; navires vieillissants, construction navale notoirement inefficace, multiplication des designs de navires, chantiers navals et méthodes de construction obsolètes, indécision chronique des décideurs militaires et politiques, budgets erratiques, etc… Bref, tout est à revoir ou presque. De plus, alors que son état général n’est guère brillant, la flotte russe a été (et continue à l’être) sollicité fréquemment dans le cadre de l’intervention russe en Syrie.

Toutes ces problématiques et la publication récente de plusieurs documents institutionnels relatifs à ces questions sont l’occasion rêvée de se pencher plus en avant sur ces questions et de voir les réponses apportées (ou non) à ces dernières.

La Marine Russe dans le cadre du GPV 2011-2020; un aperçu

Le GPV 2011-2020 lors de sa promulgation en 2011 consacrait environ 20,7 trillions de Roubles (soit environ 700 milliards d’USD) pour la modernisation des forces armées russes avec une répartition qui tablait sur environ 19 trillions de Roubles pour l’acquisition de matériels, la modernisation de matériels ainsi que la R&D sur de nouveaux projets et 1,7 trillion pour la modernisation de la capacité de production.

Avec pas moins de 5 trillions de Roubles (soit 26% du total) alloués à la Marine, le GPV 2011-2020 permettait d’amorcer un renouvellement plusieurs fois retardés de la flotte russe. Plusieurs commandes suivirent rapidement la libération des fonds alloués et un plan de charge fut établi donnant du travail à tout le monde ou presque. Les prévisions étaient certes optimistes mais pas irréalistes et les intentions étaient louables.

Хотели как лучше, а получилось как всегда [Виктор Черномырдин]

« Nous voulions bien faire et ça s’est achevé comme d’habitude » [Viktor Tchernomyrdin], telle pourrait être en substance la situation de la Marine Russe à la fin du GPV 2011-2020; en effet, pas un seul navire dont la construction fut lancée dans le cadre de ce plan d’investissement ne fut achevé dans les délais. Pire, l’annexion de la Crimée et les sanctions qui en découlent ont eu un impact durable sur la Marine Russe puisqu’une partie des turbines à gaz et des réducteurs employés par la construction navale russe venaient d’Ukraine. L’abandon de toute coopération militaro-technique entre les deux pays a fermé l’accès des russes aux éléments propulsifs ukrainiens. La Russie a donc été contrainte de lancer en urgence un plan de substitution de ces éléments qui a pris du temps et beaucoup d’argent pour porter ses fruits. Ce faisant la Russie se ménage un avenir avec une indépendance totale dans le domaine des turbines à gaz et des réducteurs mais en pendant ce temps, les navires attendent dans les chantiers navals les éléments permettant de les motoriser!

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Les VMF en 2018? Sarych, Udaloy et Atlant. Photo@?

De plus, les chantiers navals russes disposent dans leur grande majorité en 2011 des installations héritées de l’époque soviétique et de méthodes de construction obsolètes et/ou totalement inefficaces eu égard aux standards modernes. Des sommes importantes ont donc été débloquées en vue de moderniser l’outil de production et si quelques résultats probants ont été observés, il n’empêche que la majorité des projets de modernisations sont soit bien au-delà du budget initial ou alors le calendrier de réalisation a été tout simplement explosé.

En outre, autre problème récurrent de la construction navale russe: chaque chantier naval vient avec « son design » et « son navire » qui diffère du navire produit dans le chantier naval voisin: cette absence totale de standardisation entre les différents navires produits renforce la contrainte logistique sur la flotte de surface et ralentit d’autant la construction de navires neufs.

D’un point de vue structurel, les chantiers navals russes qui depuis la chute de l’URSS travaillaient indépendamment les uns des autres se sont progressivement rapprochés (sur ordre gouvernemental) avec la création en date du 21 mars 2007 de la holding USC (United Shipbuilding Corporation) qui a repris progressivement:

  • Les bureaux de design et d’architecture navale
  • Les centres de recherches navales
  • Les principaux chantiers navals
  • Les centres d’entretien et de réparations

Le but étant d’arriver à une standardisation et rationalisation de la production navale eu égard à des moyens financiers limités et pour solutionner le problème de la concurrence contre-productive inter-chantiers navals. Depuis le 29 juillet 2014, la holding USC relève de la liste des sociétés impactées par les sanction occidentales faisant suite à l’annexion de la Crimée. Il est nécessaire de préciser que tous les chantiers navals russes ne sont pas concernés par ce passage sous la holding étatique; il reste encore un bon nombre de chantiers navals privés en Russie mais ces derniers sont en général de plus petite taille, les acteurs majeurs sont tous passés sous la mainmise de l’état russe.

Avant d’aller plus loin sur le sujet de l’absence de standardisation, il est intéressant de faire la distinction entre:

  • La flotte de surface
  • La flotte sous-marine dont la composante stratégique avec les SNLE qui assurent une partie de la dissuasion nucléaire

La composante stratégique de la flotte sous-marine a débuté son renouvellement avec l’arrivée des SNLE de type Izd.955/955A Boreï(-A) qui bien qu’ayant été victimes du ralentissement de la recherche et de la construction navale dans les années 1990, entrent enfin en service. La Russie aligne en 2018 quatre SNLE de ce type avec quatre autres SNLE qui en sont à divers stades de construction et les plans actuels tablent sur l’acquisition de 6 SNLE Izd.955A Boreï-A à partir de 2023. Bref et pour faire court: la composante stratégique de la Marine Russe s’en sort « le moins mal ». Nous reviendrons sur la flotte sous-marine plus loin.

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Le Yuriy Dolgorukiy, premier bâtiment de la classe Boreï. Photo@Pinterest

A l’inverse l’état de la flotte de surface est particulièrement problématique; dans le cadre du GPV 2011-2020, la mise sur cales et le lancement de nouvelles frégates devait permettre à la Russie de poursuivre le renouvellement de sa flotte de surface. Il s’agit notamment des projets de frégates 22350 Admiral Gorshkov et 11356 Admiral Grigorovitch. Dans le cadre du projet 22350, celui-ci était déjà en retard sur les prévisions initiales et vu les contraintes rencontrées par ce dernier (nouveaux systèmes d’armes, architecture navale moderne, premier navire de ce type lancé depuis la chute de l’URSS, etc…); ce retard était en partie compréhensible.

Néanmoins, avec une mise sur cale de la tête de série en 2006, la livraison à la Marine Russe de l’Admiral Gorshkov est annoncée pour le 28 juillet 2018 avec une deuxième frégate qui devrait suivre « rapidement » (sic) au début de 2019. Il aura donc fallu pas moins de 12 ans pour mettre en service une frégate d’un déplacement maximal de 5.400 tonnes! Si ce n’est pas un record du genre, on ne doit pas en être très loin.

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L’Admiral Gorshkov, tête de série de la classe 22350. Photo@?

Les frégates 11356 Admiral Grigorovitch sont dans une situation similaire bien que moins délicate; frégates d’un design moins avancé et découlant d’un modèle préexistant et modernisé; la tête de série a été mise sur cale en 2010 pour une mise en service au sein de la Marine Russe en 2016. Trois frégates de cette classe ont été admises au service avec un temps moyen de production au chantier naval Yantar de Kaliningrad variant de 5 à 6 ans, ce qui est conséquent pour des navires d’un déplacement maximal de 4.000 tonnes et n’apportant pas de changements technologiques majeurs. En outre, la situation des trois frégates en cours de production est plus complexe: leurs coques et superstructures sont achevées mais leur parachèvement est interrompu en l’absence de motorisation pour les équiper. Produites en Ukraine, les turbines à gaz nécessaires ne peuvent plus être acquises et la mise au point d’un substitut local nécessite du temps. Le chantier naval Yantar qui les produit table maintenant sur un achèvement en 2020-2021. Il se sera donc écoulé, en tablant sur le respect des délais actuels, pas moins de 11 ans pour que la Russie produise et admette au service 6 frégates 11356!

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L’Admiral Essen, première frégate de la classe 11356. Photo@?

Comme si cela ne suffisait pas, la production de corvettes pour la Marine Russe est encore plus ubuesque que celles des frégates! Le renouvellement de la flotte devait se faire sur base de la classe 20380 Steregushchiy dont la tête de série fut mise sur cale en 2001 au chantier naval Severnaya de Saint-Pétersbourg, la production étant partagée avec le chantier naval de l’Amour de Komsomolsk-na-Amour. Il faudra presque 7 ans pour achever la tête de série au chantier naval Severnaya tandis que le chantier naval de l’Amour aura besoin de 11 ans pour achever la première unité!

De plus, les besoins de la Marine évoluant et donc les demandes des décideurs: le design des corvettes classe 20380 va évoluer pour donner naissance aux classe 20385 Gremyashchiy et 20386 Derzky (armements embarqués modernisés et structure modifiée). La Marine Russe va passer plusieurs commandes pour ces différents design de corvettes mais tant qu’à présent la Russie n’a pas encore réussi à en produire une en moins de 6 ans. A terme, la flotte de corvettes devrait se stabiliser aux alentours de 25 unités neuves mais répondant à trois design différents disposant de trois types de motorisations différents, ce qui va complexifier les contraintes logistiques pour la Marine Russe.

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Le Steregushchiy, tête de série de la classe éponyme (20380). Photo@Pinterest

Comparaison n’est pas raison, mais il est intéressant de constater qu’il faut 6 ans à la Russie pour produire une corvette de 2.200 tonnes là où la France a besoin de 5 ans pour produire une frégate FREMM de 6.000 tonnes.

La flotte de transport et de débarquement n’est pas spécialement dans une situation plus glorieuse: la majorité des bâtiments employés ont plus de 30 ans, le projet d’acquisition des navires Mistral est tombé à l’eau suite à l’annexion de la Crimée et la crise politique qui s’en est suivie et le seul projet en cours de construction a subi un retard plus que conséquent.

Mis sur cales au chantier naval Yantar en décembre 2004, le navire de transport et de débarquement de la classe 11711 Ivan Gren était prévu à l’origine pour assurer le transport des troupes sur rivières et canaux avant d’être modifié pour emploi en mer (élargissement du navire et rehausse des superstructures). Le résultat ne sera guère probant (le navire présente des qualités de navigation océaniques peu satisfaisantes) et il ne sera admis au service qu’en juin 2018; soit 14 ans après sa mise sur cale! La Marine Russe qui prévoyait initialement d’en acquérir pas moins de 6, décidera d’arrêter les frais après la sortie du deuxième navire de cette classe qui devrait être admis au service à la fin de l’année 2018.

Première des deux classes de navires qui ne s’en sortent pas trop mal; la classe de petites corvettes 21630 Buyan et 21631 Buyan-M. Ces dernières étant une classe de corvettes d’un déplacement de 500 tonnes (Buyan) ou 950 tonnes (Buyan-M) pouvant être employées sur fleuves, rivières ou en mer (protection côtière) et armées de cellules UKSK embarquant des missiles Kalibr-NK et Oniks (Buyan-M). La Marine Russe prévoit d’en acquérir 15 unités et avec pas moins de 9 unités déjà en service et 5 actuellement en construction; le contrat finira bien par être rempli. Les trois corvettes 21630 Buyan ont été produites au chantier naval Almaz de Saint-Pétersbourg et les corvettes 21631 Buyan-M sont produites au chantier naval Zelenodolsk.

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Le Grad Sviyazhsk, une corvette de la classe 21631 Buyan-M. Photo@ruspekh.ru

Deuxième classe de navires dont le programme est « presque » respecté; les petites corvettes de la classe 22800 Karakurt. Destinées à compléter les Buyan-M en étant mieux adaptées à l’emploi océanique, il s’agit de corvettes d’un déplacement de 800 tonnes emportant des cellules de lancement UKSK et adaptées pour l’emport de missiles Kalibr-NK ou Oniks. Les plans tablent sur l’acquisition de 18 navires (12 déjà contractés) de ce type dont 9 sont déjà en cours de production au sein de trois chantiers navals différents: Pella, Zaliv et le chantier naval de l’Amour. Il est d’ailleurs intéressant de voir que ce design est standardisé et que sa production est répartie entre plusieurs chantiers navals.

Moins importants que les classes abordées ci-dessus, les corvettes (construites pour assurer des fonctions de patrouilleurs) de la classe 22160 sont des navires d’un déplacement maximal de 1.500 tonnes et dont l’armement principal est le missile Kalibr-NK. La tête de série fut mise sur cale en février 2014 au chantier naval Zelenodolsk et il y a actuellement six navires de cette classe en cours de construction qui sont tous destinés à la flotte de la Mer Noire. La mise en service du premier navire est attendue pour la fin de l’année les unités suivantes étant admises au service entre 2019 et 2021… si il n’y a pas de retards.

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Navire de patrouille classe 22160 en cours de construction. Photo@Vladimir Vladislavlev

En outre, la flotte « historique » vieillissant, un programme de bâtiments de haute mer à propulsion nucléaire de fort tonnage (entre 10.000 et 15.000 tonnes de déplacement) est mis sur pied; il s’agit de la classe 23560 Lider. Vu le coût d’un tel programme, le besoin en capacité de production et l’indécision des militaires quant à ses caractéristiques: le projet bien que lancé en 2009 n’a toujours pas dépassé le stade de la maquette et les retards accumulés font que sa production inclue dans le GPV 2011-2020 n’a pas été lancée.

La construction navale ne se porte pas bien et il en va de même pour les programmes de modernisation en cours qui connaissent également d’importants retards, citons notamment:

  • La modernisation de l’Admiral Nakhimov (classe 1144.2 Orlan) en cours au sein du chantier naval Zvezdochka de Severodvinsk devrait durer jusqu’en 2021 (à l’origine: 2018) alors que le navire est immobilisé sur place depuis 2014!
  • L’entrée en modernisation du Piotr Velikiy (classe 1144.2 Orlan) est retardé suite aux retards connus par l’Admiral Nakhimov
  • La modernisation du Marshal Shaposhnikov (classe 1155 Udaloy) en cours depuis 2016 ne semble pas avancer rapidement et aucune date de remise en service n’est annoncée
  • La modernisation du porte-aéronefs Admiral Kuznetsov (classe 1143.5) a été plusieurs fois retardée et son contenu a été revu largement à la baisse. Finalement, les travaux débuteront au début 2018. Nous y reviendrons plus loin.

On le voit donc la situation de la marine russe à la fin du GPV 2011-2020 et avant l’entrée en vigueur du GPV 2018-2027 ne prête guère à l’enthousiasme: projets retardés, modernisation retardées, lenteur extrême de la construction navale, bref la situation est difficile pour la Marine. Cette dernière est pourtant engagée en Méditerranée pour assurer des frappes en Syrie; ces frappes ont permis à la Marine de tester en conditions réelles certains nouveaux navires mis en service ces dernières années.

A l’inverse, la composante sous-marine connaît une situation qui évolue plus positivement;

  • Trois SNLE Izd.955 Boreï sont admis au service entre janvier 2013 et décembre 2014
  • Cinq SNLE Izd.955A Boreï-A sont mis sur cales entre juillet 2012 et décembre 2016
  • Huit Izd.636.3 Varshavyanka sont mis sur cales entre août 2010 et juillet 2017 et pas moins de six exemplaires sont admis au service entre août 2014 et novembre 2016
  • Un SSGN Izd.885 Yasen est admis en service en 2014 soit 21 ans (!!!) après sa mise sur cale
  • Six SSGN Izd.885M Yasen sont mis sur cales entre 2009 et 2017 pour mise en service prévue entre 2019 et 2021. Les temps de production se raccourcissant fortement
  • Deux SSGN 949A Antey sont en modernisation chez Zvezda avec retour au service actif à l’horizon 2021

Ces nouvelles globalement bonnes sont à pondérer par le rythme désespérant de production des petits sous-marins diesel d’attaque de la classe 677 Lada dont le premier exemplaire a été admis au service en 2010 après avoir été posé sur cale en 1997 tandis que les deux exemplaires suivants ont été mis sur cale en 2005 et 2006 et leur arrivée au sein de la flotte n’est pas prévue avant 2020-2021! Ces retards rencontrés par le chantier naval de l’amirauté (Saint-Pétersbourg) sont heureusement composé par le rythme rapide des mises sur cale des sous-marins diesel d’attaque de la classe 636.3 Varshavyanka au sein du même chantier naval de l’Amirauté.

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Le Novorossiysk est le premier 636.3. Photo@Wikipedia.com

En outre, de vastes travaux de modernisation sont lancés notamment au sein du chantier naval Zvezda de Bolshoï Kamen sur la côte Pacifique en 2012; ces derniers sont censés s’achever en 2024 et devraient permettre à ce chantier naval de produire des navires allant jusqu’à un tonnage de 350.000 tonnes.

D’autre chantiers navals vont connaître/connaissent des travaux de modernisation; il s’agit notamment du chantier naval Severnaya de Saint-Pétersbourg et du chantier naval Sevmash de Severodvinsk. Ces travaux en cours obèrent bien évidemment la capacité et le rythme de production des navires tout en grevant le budget de l’état russe et la part consacrée à la Marine… Tout en sachant que la majorité des projets sont – encore une fois – retardés et au-delà des prévisions initiales de coûts.

Si on résume le bilan de ce GPV 2011-2020; on peut en retirer les conclusions suivantes:

  • La flotte de haute mer est vieillissante et aucun remplacement ne se profile à l’horizon
  • Les principaux chantiers navals russes sont en cours de modernisation et/ou reconstruction et leur capacité est limitée
  • Les projets en cours de navires de surface sont systématiquement retardés et/ou bloqués
  • Les décideurs russes changent de plans toutes les deux semaines et on se retrouve face à un manque flagrant de cohérence dans les projets par rapport aux besoins réels de la Marine
  • La nouvelle doctrine militaire de 2015 semble acter de facto une littoralisation de la Marine Russe avec emploi de navires de plus petite taille employant des cellules UKSK
  • L’impact des sanctions économiques frappant la Russie a été dévastateur pour la Marine; notamment l’arrêt de l’import de turbines à gaz (et de réducteurs) ukrainiens ainsi que l’impossibilité de se fournir en câblages électriques en Ukraine qui a fortement retardé les projets de sous-marins en cours
  • Conséquence du point précédent: la Russie a du se lancer dans un programme de développement de ses propres turbines à gaz ainsi que substitution des équipements importés d’Ukraine
  • Des projets de prestige à l’utilité contestable (la modernisation des Orlan/Kirov) sont maintenus alors que leur coût est rédhibitoire pour le budget de l’état russe
  • La sous-marinade s’en sort globalement pas trop mal et les mises sur cale se suivent à un rythme constant, la vitesse de production reste néanmoins inférieure aux standards occidentaux
  • La Russie dispose toujours d’un nombre très (trop?) important de chantiers navals et centre de réparations (qui vivent grâce à la marine militaire) et le passage sous la houlette d’USC des structures principales n’a pas changé fondamentalement la donne en apportant les économies d’échelle espérées
  • La Marine a englouti des budgets conséquents dans le cadre du GPV 2011-2020 et les résultats ne sont aucunement à la hauteur des espoirs placés dans le projet

Réaction logique de la part de l’Etat Russe; le GPV 2018-2027 va être conçu et modelé sur base de la nouvelle réalité budgétaire russe qui subit le contrecoup des sanctions occidentales et la Marine qui est – par tradition – un secteur très onéreux va voir son financement et ses projets adaptés à cette nouvelle réalité.

La Marine Russe dans le cadre du GPV 2018-2027; la douche froide?

Comparativement au GPV 2011-2020, la Marine Russe et la construction navale sont le parent pauvre face aux autres branches de l’armée russe; il semble que le gouvernement russe se soit bien décidé à achever les projets en cours avant de se lancer dans de nouvelles constructions. De manière assez amusante, le GPV 2011-2020 s’achève sous une forme d’échec pour la Marine Russe mais indirectement il permet au GPV 2018-2027 de débuter sous de bonnes augures. En effet, rien que sur 2018, on assiste/assistera à la mise en service d’une frégate 22350, d’un navire de transport et débarquement 11711 et enfin d’un navire de renseignement 18280. Ce qui représente un déplacement cumulé admis au service en une année supérieur à celui de plusieurs années consécutives du début de la décennie 2010!

Plus sérieusement, le GPV 2018-2027 ne fait en réalité que mettre sur papier ce qui était depuis longtemps pressenti; la Russie n’admettra pas au service de bâtiments de taille supérieure à la frégate 22350(M). Par conséquent, ceux qui rêvaient encore de l’arrivée d’un Lider d’ici au milieu de la prochaine décennie en sont pour leurs frais. Ceci étant, ce n’est peut-être pas une si mauvaise chose; l’investissement financier massif nécessaire à la production de ce type de navire aurait forcément grever le budget de la Marine au détriment des autres types de bâtiments.

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Maquette illustrant le design possible d’une frégate 22350M « Super-Gorshkov« . Photo@?

Si les annonces liées au GPV 2018-2027 ont été accueillies avec un certain pessimisme prévisible par les industriels russes, notamment au niveau des chantiers navals, ce dernier n’est peut-être pas si négatif qu’on pourrait l’imaginer. En effet, si la Russie s’en tient à ses plans et ses intentions; à l’horizon 2027 la Marine présentera un visage transformé disposant des bâtiments neufs suivants;

  • Six frégates 22350 Admiral Gorshkov
  • Six frégates 11356 Admiral Grigorovitch
  • Quinze corvettes 21630/21631 Buyan(-M)
  • Dix-huit corvettes 22800 Karakurt
  • Vingt-cinq corvettes 20380/20385/20386
  • Six corvettes 22160
  • Deux navires de transport et débarquement 11711 Ivan Gren
  • Quatre navires de renseignement 18280 Ivan Khurs
  • Au moins huit SNLE 955(A) Boreï
  • Sept SSGN 885(M) Yasen
  • Douze sous-marins diesel d’attaque 636.3 Varshavyanka
  • Trois sous-marins diesel d’attaque 677 Lada

Mine de rien, à l’échelle russe et après le creux des années 2010: le résultat final ne sera pas si mauvais. Vu l’emploi systématique (excepté sur les 20386) de cellules universelles UKSK sur les nouveaux design, la Marine Russe disposera d’une force plus petite en taille mais proposant une capacité de frappe non négligeable.

Néanmoins plusieurs questions ne trouvent pas encore de réponses dans ces projets.

  1. Quid du projet de frégates 22350M Super-Gorshkov?

La Russie a annoncé son intention en décembre 2014 de développer une variante agrandie de la frégate 22350 passant à un déplacement d’environ 8.000 tonnes; cette nouvelle frégate porterait le nom de projet 22350M et le nom (temporaire) de « Super-Gorshkov« .

Les projets tablaient sur un total de 15 frégates 22350/22350M; la construction de 6 frégates 22350 laisserait donc la place pour 9 frégates 22350M « Super-Gorshkov« . Cette répartition est peu probable et il serait plus logique de voir la Russie rééquilibrer avec un mix équitable (ou presque) 22350/22350M.

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L’Admiral Gorshkov lors d’essais à la mer. Photo@?

Malgré ceci, il n’est pas fait mention d’acquisitions de frégates supplémentaires pour l’instant; il est fort probable que les travaux de modernisation en cours du chantier naval Severnaya limite d’autant la capacité de production et que toute commande est illusoire tant que les frégates 22350 actuellement en construction ne sont pas plus avancées et les travaux de modernisation achevés. En outre, tant que la question de la substitution des turbines à gaz ukrainiennes n’est pas définitivement réglée, il est peu probable de voir la Russie se lancer dans la construction d’un navire de ce gabarit.

2. Quid de la flotte hauturière actuelle?

En fait la Russie semble avoir une position ambivalente vis-à-vis de sa flotte hauturière; entre les projets que l’on pourrait qualifier de prestige (la modernisation des Orlan) et les projets de modernisation retardés (les Udaloy), la flotte hauturière est dans l’expectative.

Une annonce récente, fait état de l’hésitation russe sur l’avenir du croiseur Moskva (Izd.1164 Atlant); alors que la modernisation de ce dernier était prévue il semble maintenant que sa réforme pure et simple soit envisagée. Cette annonce est symptomatique de l’état des réflexions au sein de la Marine Russe: faut-il conserver une capacité hauturière même minimale à « n’importe quel prix » ou est-il préférable de conserver les budgets pour acquérir des navires de plus petit gabarit mais modernes? Il est vrai que dépenser des sommes astronomiques dans un navire qui a déjà passé le cap des 35 ans a de quoi laisser perplexe. La problématique est moins urgente pour les deux autres croiseurs de cette classe: le Marshal Ustinov est sorti de modernisation en 2016 après presque 5 ans de travaux aux chantier naval Zvezdochka tandis que la question de l’avenir du Varyag, dernier de cette classe, se posera également à terme. Preuve que les annonces russes se suivent et ne se ressemblent pas, quelques jours après la première annonce relatives aux hésitations sur l’avenir du Moskva, il semble maintenant que l’on se dirige vers une modernisation de ce dernier.

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Le Moskva, tête de série de la classe Atlant. Photo@Wikipedia.com

D’un autre côté, la Marine Russe n’a pas hésité longtemps lorsqu’il a fallu lancer la modernisation des croiseurs de bataille 1144.2 Orlan/Kirov. Navires-amiraux russes par excellence, les deux Kirov survivants (Admiral Nakhimov et Piotr Velikiy) sont des navires « énormes » eu égard au reste de la flotte russe et le montant de la modernisation qui a déjà allègrement « dérapé » est estimé à 90 milliards de Roubles (montant initial envisagé: 50 milliards de roubles) rien que l’Admiral Nakhimov. Sachant qu’une frégate 11356 vaut environ 13 milliards de Roubles et une frégate 22350 environ 18 milliards de Roubles: le calcul est vite fait. Certes, les navires n’offriront pas les mêmes capacités mais le principal problème du coût d’exploitation élevé restera largement intact tandis que même si cette modernisation relève quasiment de la reconstruction intégrale: l’Admiral Nakhimov aura déjà dépassé les 33 ans lors de sa sortie en 2021. On est en droit de se poser la question si ce projet ne relève pas plus du prestige que de la réelle utilité opérationnelle pour la Marine Russe surtout dans un contexte de budgets allant en diminuant.

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Le Piotr Velikiy de la classe 1144.2 Orlan. Photo@Jeffheads

Plus inquiétant au niveau de la flotte hauturière; la situation des destroyers Udaloy  (Classe 1155/1155.1) et Sarych (Classe 956). Ces navires d’un tonnage globalement équivalent (environ 8.000 tonnes chacun) sont des navires conçus et pensés pour travailler ensembles avec les Udaloy qui prennent en charge la lutte anti-sous-marine tandis que les Sarych assurent la lutte contre les navires de surface.

Avec pas moins de neuf unités en service, les Udaloy (Classes 1155/1155.1) sont les navires de surface hauturier présents en plus grand nombre au sein de la Marine Russe, à ces derniers viennent s’ajouter les quatre Sarych (Classe 956); l’âge moyen de ces navires tourne actuellement autour de 28 ans et des programmes de modernisation sont en attente depuis longtemps. En ce qui concerne les Sarych, il semble que l’on s’oriente soit vers en maintien en l’état actuel des navires soit vers leur retrait de service: tout du moins ces derniers ne semblent pas être abordés dans les projets futurs de la Marine Russe. A l’inverse, un premier Udaloy (le Marshall Shaposhnikov) est en cours de modernisation au chantier naval Dal’Zavod avec le montage prévu – notamment – de cellules UKSK.

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L’Admiral Panteleev, dernier navire de la classe 1155 Udaloy produit. Photo@?

La Marine Russe a fait savoir en 2017 qu’elle souhaitait moderniser au moins cinq Udaloy pour remise en service à l’horizon 2022. Vu la vitesse de réalisation des travaux: ceci paraît fort improbable, à moins de faire travailler plusieurs chantiers navals en même temps. En outre si la Marine souhaite moderniser cinq Udaloy, qu’adviendrait-il des autres navires? Réforme? Modernisation ultérieure? Et quid du temps nécessaire pour moderniser par rapport à l’âge des navires? Ces questions restent en suspens.

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Le Bezuprechnyy, un navire de la classe 956 Sarych. Photo@Wikipedia.com

Dans une optique maximaliste; la flotte hauturière russe à l’horizon 2027 serait composée de:

  • Deux Orlan modernisés (1144.2M)
  • Deux (trois?) Atlant modernisés (1164)
  • Neuf Udaloy modernisés (1155/1155.1)
  • Quatre Sarych modernisés (?) (956)

Soit un total de 18 navires d’un déplacement maximal respectif allant 7.850 tonnes à 26.000 tonnes avec des âges allant de 46 ans pour le plus vieux (le Vice-Amiral Kulakov, un Udaloy datant de 1981) à 29 ans pour le plus jeune (le Piotr Velikiy, un Orlan admis au service en 1998).

Même si la grosse majorité des navires en question seront passés par des phases de modernisations et de révisions générales; il n’empêche que la flotte vieillira inexorablement avec toutes les conséquences que ce vieillissement aura sur le maintien en service d’une telle flotte. En outre, nous sommes ici face à une option maximaliste: si le retrait de service du Moskva se confirme ainsi que le retrait des Sarych: la flotte hauturière russe se réduirait à 13 unités. Vu les immobilisations liées aux entretiens ainsi qu’aux entraînements, la disponibilité opérationnelle de cette flotte serait minime. Et ne parlons même pas de l’existence de pas moins de quatre modèles différents pour une flotte aussi réduite!

Les seules solutions plausibles et crédibles pour débuter le renouvellement de la flotte hauturière résident dans la mise sur cale des premiers exemplaires de frégates 22350M « Super-Gorshkov » qui pourront assurer le remplacement des Udaloy/Sarych et par la suite (2027?) lancer la construction des premiers croiseurs de la classe 23560 Lider qui assureront le remplacement des Atlant et des Orlan. La Marine Russe a tout à gagner en diversifiant ses acquisitions sur base d’un mix comprenant les Lider et les « Super-Gorshkov« ; au lieu d’acquérir douze Lider comme envisagé initialement (cible réduite par la suite à huit unités), les VMF pourront réduire la cible et compenser avec les 22350M. La dépense en capital restera importante mais toujours moins que l’acquisition de huit (ou douze) Lider, sans même parler du temps nécessaire pour construire une telle flotte.

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Maquette du design potentiel pour le futur destroyer Lider. Photo@Wikipedia.com

Cependant, ces questions n’ont pas été tranchées (ou tout du moins pas officiellement) et la seule information qui est communiquée réside dans le fait qu’aucun navire de taille supérieure à la frégate 22350 Admiral Gorshkov n’est inclue dans le GPV 2018-2027. A voir si les « Super-Gorshkov » sont compris dans cette information. Il est néanmoins évident que le lancement d’une nouvelle classe d’unités de surface de grande taille nécessitera en priorité la mise au point d’installations aptes à produire des navires de grands gabarits. Ces installations n’existent pas en Russie ou alors si les installations existent; elles sont en attente d’une modernisation en profondeur.

Enfin, même si la mise sur cale du premier Lider est retardée à minimum 2025, la Russie continue quand même de travailler sur le projet: les travaux sur le design préliminaire de ce dernier ont débutés en avril 2015 et se sont achevés à la fin 2016. La réalisation du design technique fut lancé en juillet 2017 et devrait s’achever au début de 2020 pour passer à l’étape de la réalisation de la documentation technique. La mise sur cale d’un premier exemplaire pourrait (conditionnel plus que de rigueur) avoir lieu en 2025; vu le rythme de production russe, on ne verrait pas le lancement du premier exemplaire avant 2030.

3. Quid du projet de portes-aéronefs?

Une question qui est lancinante depuis des années une fois que l’on aborde la question de la Marine Russe concerne l’avenir de l’Admiral Kuznetsov (Classe 1143.5) et de son hypothétique remplacement par une nouvelle classe de navires modernes de plus gros tonnage. La Marine Russe réfléchit déjà en collaboration avec le centre de recherches étatiques Krylov en collaboration avec le bureau de design Severnoye à la mise au point d’une nouvelle classe de porte-avions en vue de remplacer l’Admiral Kuznetsov.

Répondant au nom de projet Shtorm et appartenant à la classe 23000E, il s’agirait d’un porte-avions en configuration CATOBAR (CAtapult Take-Off But Arrested Recovery) d’un déplacement minimum de 70.000 tonnes (en comparaison, le déplacement maximum du Kuznetsov est de 58.600 tonnes) et capables d’embarquer 90 appareils modernes dont des appareils d’alerte avancée (AWACS) ces derniers nécessitant notamment l’emploi des catapultes pour un lancement en toute sécurité.

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Maquette du design potentiel pour le futur porte-avions Shtorm. Photo@Wikipedia.com

Les projets initiaux tablaient sur l’acquisition d’une flotte de deux navires de ce type qui auraient été affectés à la Flotte du Nord notamment pour assurer le remplacement de l’Admiral Kuznetsov; le délai de mise au point et de construction d’un premier navire étant évalué à 10 ans. Inutile de préciser qu’un solide coup de réalisme est passé par là entre-temps…

La Russie ayant pleinement pris conscience de l’état de l’Admiral Kuznetsov durant son déploiement de 2016-2017 en méditerranée a décidé de lui accorder une modernisation longuement attendue; le navire souffre depuis des années de problèmes de propulsion liées à ses chaudières ce qui impacte ses capacités générales. En outre ses systèmes embarqués sont vieillissants et nécessitent une remise en état général. Après avoir envisagé une modernisation « maximale » puis une modernisation « à minima » la Russie a fait le choix d’une modernisation « médiane » pour deux raisons principalement;

  • Des considérations économiques
  • Des considérations opérationnelles et techniques: l’immobilisation de ce dernier doit être limitée dans le temps

Au vu des retards chroniques au sein des chantiers navals russes, il est à craindre que l’immobilisation sera plus longue que prévue mais cette dernière permettra quand même de disposer d’un bâtiment régénéré pour les 15 ans à venir permettant à la Russie de conserver la capacité aéronavale embarquée.

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L’Admiral Kuznetsov et sa très discrète (sic) propulsion. Photo@Sputniknews.com

En ce qui concerne le projet Shtorm, les choses sont très claires: aucun navire de ce type ne sera mis sur cale durant le GPV 2018-2027. Plusieurs éléments expliquent cette décision;

  • La Russie ne dispose pas de la capacité de produire intégralement un porte-avions de ce gabarit en un seul lieu (le chantier naval où furent produit les porte-aéronefs soviétiques se trouve en Ukraine). Si elle souhaite le faire, elle doit d’abord moderniser sa capacité de production et construire les installations nécessaires
  • La Russie a déjà des difficultés à produire dans des délais acceptables des navires de taille plus réduite donc il est illusoire de voir ce type de navires (pour lequel elle ne dispose pas des compétences) être produit dans des délais raisonnables
  • L’investissement financier à consentir est très important et eu égard aux besoins de la Marine Russe; la priorité va au renouvellement de la flotte de surface

Néanmoins, la Russie a quand même indiqué récemment le début des travaux sur des catapultes magnétiques. Vu le temps nécessaire pour mettre au point et développer ce type de technologies; on peut s’attendre à un minimum de 6 à 10 ans pour voir la Russie disposer de celle-ci. Toujours est-il qu’avec les modernisations en cours des chantiers navals et les recherches sur certaines technologies nécessaires: l’option de la construction d’un futur porte-avion russe reste entre-ouverte même si elle ne se fera pas dans l’immédiat et son financement n’est pas compris dans le GPV 2018-2027.

4. L’avenir de la sous-marinade?

Comme déjà indiqué précédemment, il s’agit de la branche navale qui se porte le « mieux » ou tout du moins le « moins mal ». L’arrivée des SNLE Boreï permet de renouveler la flotte vieillissante et hétéroclite (667BDR Kalmar et 667BDRM Delfin) chargée d’assurer la dissuasion nucléaire et si les débuts du projet furent excessivement laborieux (17 ans entre la mise sur cales et le lancement du premier navire); la Russie dispose maintenant de trois bâtiments de ce type en service, d’un quatrième qui arrivera sous peu et quatre autres en production. Pour couronner le tout, le missile Bulava (code GRAU: 3K30) emporté par les Boreï et qui a également connu un développement troublé malgré son importance stratégique a été admis au service en juin 2018 par la Marine Russe: officialisant ainsi l’entrée en service du nouveau couple Boreï/Bulava pour assurer la dissuasion nucléaire sous-marine.

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Un SNLE 667BDRM Delfin qui sort de carénage. Photo@Pinterest.com

De plus, six autres navires de ce type sont également actés dans le cadre du GPV 2018-2027 mais avec un lancement post-2023. Mine de rien et malgré les délais de production relativement longs, la Russie va – enfin! – réussir à standardiser sa flotte de SNLE sur un modèle (avec une variante) et disposer d’une flotte intégralement renouvelée à terme avec à l’horizon 2027 pas moins de trois Izd.955 Boreï et onze Izd.955A Boreï-A. En ce qui concerne la Marine, on peut presque parler d’exploit comparativement à la situation de la flotte de surface.

Autre programme important pour la Russie, le renouvellement de sa flotte de SSGN (Sous-marins nucléaires lanceurs de missiles de croisière), c’est le SSGN classe 885(M) Yasen qui doit assurer la relève des SSGN classe 949A Antey dont il reste huit navires en service. La classe Yasen a également connu un développement laborieux et fortement retardé, le retard encouru l’ayant été principalement pour des questions financières: la construction de la tête de série (lancée en 1993) ayant été interrompue durant plusieurs années. En outre, point qui est rarement mis en avant mais générateur de retards pour les sous-marins principalement: l’impossibilité pour la Russie de se fournir en câblages électriques spécifiques depuis 2014, ces derniers étant produits en Ukraine.

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Le Severodvinsk, tête de série de la classe 885(M) Yasen. Photo@Wikipedia.com

Les questions financières étant réglées et un programme de substitution bien avancé; ce sont pas moins de six navires supplémentaires de cette classe qui ont été mis sur cale et sont actuellement à différents stades de construction au sein du chantier naval Sevmash de Severodvinsk. En outre, vu qu’il faudra encore quelques années pour assister à l’arrivée des bâtiments, la Marine Russe a lancé une campagne de modernisation de certains SSGN 949A Antey au chantier naval Zvezda qui consiste notamment à remplacer les missiles P-700 Granit par des lanceurs universels UKSK pour missiles Oniks, Kalibr-PL et Tsirkon (ce dernier à plus long-terme); les navires ainsi modernisés assureront la « soudure » avant l’arrivée des 885M Yasen.

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L’Omsk est un SSGN de la classe 949A Antey. Photo@Wikipedia.com

En outre, la Russie a déjà lancé les études sous le nom de projet « Husky » pour un nouveau concept de sous-marin « modulable » (plate-forme commune déclinable en plusieurs versions: SNLE/SNA/SSGN) qui devrait assurer la relève des Yasen et Boreï sur le long-terme. En effet, une critique récurrente du projet Yasen concerne son prix jugé excessif et la Russie cible donc l’acquisition d’une plate-forme plus petite et plus abordable financièrement tout en essayant de réduire les coûts en standardisant les différents modèles employés. C’est le bureau de design Malakhit qui travaille sur ce projet et le projet en est au stade du design préliminaire. Un premier navire de cette classe pourrait déjà être livré à la Marine Russe à l’horizon 2027.

5. Les navires de transport et de débarquement

Le sujet a déjà été abordé auparavant, mais la question des navires de transport et de débarquement russes n’a pas encore été réglée; le gros de la flotte est hérité de l’URSS et globalement âgée et en mauvais état.

Un premier projet de remplacement est la classe 11711 Ivan Gren dont les difficultés ont déjà été abordées, par conséquent la production s’arrêtera après la livraison du deuxième navire: le Petr Morgunov qui doit avoir lieu au début de 2019.

Une autre solution sélectionnée consistait à faire l’acquisition de quatre BPC (Bâtiments de Projection et Commandement) de la classe Mistral auprès de la France avec une répartition de la production: les deux premiers navires étaient réalisés équitablement entre la France et la Russie avec achèvement à Saint-Nazaire tandis que les deux derniers devaient être produits intégralement en Russie. Finalement la crise en Ukraine et l’annexion de la Crimée ont eu raison du projet (alors que les deux premiers navires étaient achevés et en attente de livraison); le gouvernement français refusant la livraison des navires à la Russie.

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UN BPC Mistral à l’époque où il était prévu qu’il rejoigne la Marine Russe. Photo@Sputniknews.com

Le problème reste donc entier; la flotte de transport et débarquement est vieillissante, les deux navires Ivan Gren ne donnent guère satisfaction (en partie à cause des changements incessants réclamés par les décideurs russes), cette classe passant d’un gabarit fluvial à un gabarit océanique, ses qualités de navigation s’en ressentant au passage. La Russie a décidé de lancer les études pour une nouvelle classe de navires de transport et de débarquement d’un déplacement de 8.000 tonnes aux caractéristiques océaniques aptes à renouveler la flotte existante.

De plus, une nouvelle classe de navires porte-hélicoptères répondant au nom de Lavina serait en cours de développement pour un lancement à l’horizon 2022. Si l’idée est plausible, le calendrier de lancement est improbable et il y a fort à parier que celui-ci n’aura pas lieu avant 2025 au minimum.

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L’Ivan Gren tête de série de la classe 11711. Photo@RIA.ru

Plusieurs conclusions (loin d’être définitives!) peuvent donc déjà être tirées de ce GPV 2018-2027:

  • La flotte hauturière va faire face à un important trou capacitaire liée à son âge à l’horizon 2030
  • Les programmes de modernisation de la flotte hauturière sont lents à se concrétiser et beaucoup trop tardifs. L’utilité de telles modernisations est de plus en plus discutable avec le vieillissement des navires
  • La flotte de frégates va se stabiliser atour de douze unités neuves (six 22350 et six 11356) avec la question des 22350M qui reste en suspens
  • La flotte de corvettes et de petits navires lance-missiles sera intégralement modernisée avec néanmoins le problème de l’existence de plusieurs design différents
  • La modernisation de la flotte de corvettes achèvera le concept de « Kalibrisation » de la marine russe sur base de navires pour un emploi côtier ou au littoral aptes à déployer des missiles Kalibr-NK
  • La flotte sous-marine (SNLE/SSGN) sera intégralement renouvelée avec en outre plusieurs navires en construction et un nouveau design polyvalent prêt à être produit en série
  • La flotte de sous-marins diesel d’attaque sera également renouvelée
  • La flotte de navires de transport et de débarquement sera toujours le parent pauvre avec un trou capacitaire important qui se profile également
  • La question du remplacement (ou non) de l’Admiral Kuznetsov ne sera pas encore résolue
  • Le lancement des destroyers de la classe Lider n’est pas encore une certitude sauf éventuellement un navire tête de série au stade préliminaire de construction
  • Les principaux chantiers navals aptes à fournir de grandes unités de surface seront quant à eux complètement modernisés (Zvezda/Sevmash/Severnaya) et disposeront d’une capacité de production accrue et de méthodes de travail intégralement repensées permettant de réduire les délais de production
  • La Russie disposera – enfin – des briques technologiques et de la capacité de produire des navires modernes répondant aux besoins de la Marine Russe. Le programme de substitution des produits importés sera achevé permettant de ne plus dépendre du bon vouloir d’autres pays pour sa construction navale

On le voit donc la GPV 2018-2027 devrait permettre de répondre à certaines problématiques importantes pour la marine russe et la construction navale russe permettant ainsi d’envisager un futur moins obscur tout en adaptant cette dernière à la doctrine navale russe promulguée en 2017 et ce bien que certains questions soient toujours en suspens.

Point fondamental qui est souvent passé sous silence: la modernisation des principaux chantiers navals devrait permettre de garantir un nombre d’emploi important, ce qui est primordial pour le gouvernement russe, la production militaire dans son ensemble présente un rôle social conséquent en permettant de donner du travail à beaucoup de monde. Ainsi la modernisation des gros chantiers permettra à la Russie de disposer (à nouveau) de la capacité de produire des grandes unités de surface mais en outre la production de telles unités permet de fournir du travail à beaucoup d’ouvriers (sans compter les sous-traitants et les équipementiers) ce qui au final est une bonne chose pour tout le monde.

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Les installations du chantier naval Zvezda en cours de modernisation. Photo@?

Si les intentions de concentration (inévitable à terme) des nombreux chantiers de réparations/petites usines de production viennent à se concrétiser, il sera dans l’intérêt du gouvernement russe de maintenir un niveau d’emploi élevé ailleurs sous peine de créer un « carnage social » (qui ne serait pas sans rappeler le début des années 1990-2000 en Russie) auprès d’une catégorie de population généralement peu qualifiée. La production navale étant, par essence, grande consommatrice de moyens humains: le maintien d’un niveau important de production navale est un moyen simple et efficace de maintenir un certain niveau d’emploi dans un contexte de rationalisation des entreprises existantes.

Il reste un dernier point qui nécessitera encore beaucoup de travail pour la Russie; l’établissement d’un programme clair et cohérent ainsi que d’une ligne directrice pour la Marine par les décideurs militaires. En effet, un des plus gros handicap contemporain pour la Marine Russe réside dans l’absence apparente de cohérence dans le chef des responsables militaires. Des projets sont lancés, puis laissés sur place, d’autres sont lancés sans trop bien savoir pourquoi, il n’y a pas de cohérence dans les décisions prises et les annonces du lundi ne correspondent pas avec celles du mardi.

On sent une certaine fébrilité au sein de l’amirauté avec d’un côté certains programmes qui sont suivis de manière cohérente (SNLE/SSGN/Corvettes) et d’un autre une absence totale de logique dans les programmes de modernisations (utilité de la modernisation des Orlan?) ainsi que dans la gestion de certains programmes de construction (frégates); il est vrai que le côté parfois aléatoire des financements gouvernementaux ainsi que l’inefficacité et la corruption flagrante de certains chantiers navals n’aident certainement pas à tenir les délais. Il était à espérer que le gouvernement russe (qui porte également sa part de responsabilités dans l’indécision des militaires) réagisse face à cette situation et le courroux clairement exprimé du président russe ainsi que du ministre de la défense au début de 2018 indiquent que la situation a été prise en compte et qu’il y a une réaction (représailles?) face à ce résultat plus que perfectible de la construction navale à la fin du GPV 2011-2020. Encore une fois, il est bon de remettre dans le contexte; bien que des déclarations politiques aillent dans le sens « d’une remise en ordre de la maison », il reste à voir si il y aura des actions concrètes posées avec un impact réel sur la construction navale russe.

La publication au début juillet de la « Stratégie de développement du secteur des constructions navales jusqu’en 2035 » est un bon indicateur sur les intentions russes ainsi que leurs imbrications avec le GPV 2018-2027.

La stratégie de développement du secteur des constructions navales jusqu’en 2035

Présentée il y a quelques jours et menée sous la houlette de Denis Manturov, ministre russe de l’Industrie et du Commerce: la « Stratégie de développement du secteur des constructions navales jusqu’en 2035 » est un document d’une centaine de page qui fait le « bilan » de la construction navale russe, pose plusieurs constats et analyse les problématiques auxquelles la construction navale russe est ou va se retrouver confrontée.

Si il est bien évidemment impossible de procéder à une analyse profonde et complète de ce document; il n’en reste pas moins utile de se pencher dessus et de relever les points les plus pertinents. Première chose que l’on constate c’est que ce document si il se penche sur les questions de la construction navale russe met surtout l’accent sur le secteur civil.

Avant de continuer plus en avant, il est important de garder à l’esprit que ce document est réalisé par les industriels et qu’il est destiné au gouvernement; on sent clairement le message que les industriels souhaitent faire passer au gouvernement à l’aune d’une réduction importante de budget accordé à l’armée pour son programme de construction navale. Il est utile de rappeler que le secteur de la construction navale en Russie représente pas loin de 600 entreprises liées de près ou de loin à ce secteur avec pas moins de 150 chantiers navals en activité (toutes tailles confondues) avec une concentration importante autour de quelques secteurs-clefs (merci la planification soviétique):

  • Au Nord-Ouest: Murmansk, Saint-Pétersbourg, Severodvinsk et Kaliningrad
  • En extrême-Orient: Khabarovsk, Vladivostok et Bolshoï Kamen
  • Au centre: Zelenodolsk et Rybinsk
  • Crimée: Kerch et Primorskiy

Cette liste n’est bien entendu pas exhaustive mais elle donne un aperçu rapide de la répartition des principaux chantiers navals russes, en outre et pour donner une idée de l’importance de ce secteur pour l’économie russe: le chantier naval Sevmash de Severodvinsk représente à lui seul la bagatelle de 27.000 emplois, il semble donc assez évident que le gouvernement russe ne peut pas ignorer les messages qu’envoient les dirigeants d’un tel ensemble.

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L’Admiral Nakhimov lors de son entrée au chantier naval Sevmash. Photo@?

Malgré l’importance de ce secteur pour l’économie russe, il semble que ce soit le marché civil qui assurera une part importante de la charge de travail dans les années à venir et ceci découle en partie du premier axe de développement important pour la Russie: l’Arctique.

D’une importance stratégique croissante pour l’état russe, l’Arctique intéresse la Russie pour deux raisons:

  • La route navigable du Nord (Северный морской путь)
  • Les ressources naturelles présentes

Avec la fonte des glaces liée au réchauffement climatique; la possibilité pour les navires-marchands de transiter facilement par la route navigable du Nord qui, comme son nom l’indique, passe au nord de la Russie et dont l’emploi permet de raccourcir la durée des trajets Asie-Europe de plusieurs jours. Ce réduction des temps de trajet permet notamment de réaliser de substantielles économies au niveau du carburant et donc de diminuer le coût du transport; histoire de se faire une idée, la distance Yokohama-Murmansk via le Canal de Suez est de 12.840 NM tandis que via la route du Nord elle n’est plus que de 5.770 NM.

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Une carte vaut mieux qu’un long discours. Carte@DW.com

La route du Nord, jusque récemment, était prise par les glaces jusqu’à 10 mois chaque année rendant la navigation très dangereuse voire impossible sans l’emploi de brise-glaces or la Russie dispose d’une flotte de brise-glaces à propulsion nucléaire (unique en son genre), ces derniers étant exploités par Rosatomflot (filiale de Rosatom). L’intérêt des brise-glaces réside bien évidemment dans leur capacité à ouvrir et tenir ouverte la route du Nord lorsqu’elle est prise par les glaces aux navires qui ne sont pas aptes à traverser les zones gelées. Cette solution qui est contraignante puisque les navires souhaitant emprunter cette route doivent circuler seul ou en convoi avec un brise-glace en tête permet néanmoins d’emprunter cette route tout au long de l’année. La fonte des glaces permettra donc un emploi plus aisé de cette voie navigable en faisant l’économie (ou en minimisant la nécessité) des brise-glaces.

Changements climatiques ou non, Rosatomflot ne reste pas les bras croisés puisque ce sont pas moins de trois nouveaux brise-glaces à propulsion nucléaire classe LK-60Ya (anciennement la classe 22220) qui sont actuellement en cours de construction au sein du chantier naval de la Baltique à Saint-Pétersbourg; ces derniers étant appelés à venir épauler et ensuite remplacer les navires les plus anciens dans la flotte de brise-glaces atomiques russes (retrait du service annoncé pour les quatre navires actuels entre 2018 et 2025). L’existence de cette flotte permet à la Russie de maintenir la route du Nord ouverte plus longtemps sur l’année grâce à sa capacité de se frayer un chemin sur une épaisseur de glace pouvant atteindre 3 m, de plus, les russes étudient actuellement un dérivé du LK-60YA, le LK-110Ya (classe 10510) qui serait capable de passer à travers une couche de 4 m de glace permettant de conserver la route du Nord ouverte toute l’année ainsi que pouvant accéder plus facilement à l’Arctique. Outre les brise-glaces atomiques, la Russie dispose également d’une trentaine de brise-glaces à propulsion conventionnelle.

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L’Arktika, tête de série de la classe 22220. Photo@Wikipedia.com

La stratégie de développement constate le vieillissement de la flotte de brise-glaces et préconise notamment de:

  • Mettre en service rapidement les trois unités LK-60Ya (22220) actuellement en construction
  • Lancer la construction de deux unités LK-60Ya supplémentaires d’ici à 2026
  • Lancer la construction de quatre méthaniers brise-glaces
  • Lancer la construction d’un premier LK-110Ya (10510) après 2026 et deux autres unités suivant après 2030
  • Continuer le renouvellement et la production de brise-glaces conventionnels

Mais l’Arctique est également un important réservoir à matières premières qui est disputé entre plusieurs pays ayant des prétentions territoriales dessus. Outre les réserves en hydrocarbures (pétrole et gaz) on trouve également du phosphate, du bauxite, du minerai de fer, du cuivre et du nickel. Certes ces ressources ne seront pas facile à exploiter (pour certaines tout du moins), mais la manne espérée est tellement importante qu’elle justifie pleinement les investissements à consentir pour l’exploiter. D’où l’intérêt de la Russie pour cette zone qu’elle considère comme une sorte de nouvel Eldorado pour son économie, augmentant donc de manière conséquente l’intérêt stratégique pour cette zone et mettant en avant le besoin de disposer d’équipements militaires pour assurer la protection des intérêts économiques russes.

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Le 50 Let Pobedy, brise-glaces atomique de Rosatomflot. Photo@Wikipedia.com

Outre l’Arctique, le document est intéressant en ce qu’il soulève plusieurs éléments de nature à bloquer/ralentir la concrétisation du volet naval du GPV 2018-2027 dont certains ont déjà été abordés auparavant;

  • L’indécision des décideurs militaires ainsi que l’absence d’une ligne claire décisionnelle tracée par l’état russe
  • L’obsolescence des installations de certains chantiers navals ainsi que l’emploi de méthodes et techniques de production surannées qui débouchent sur des délais de production beaucoup trop élevés en comparaison avec les homologues occidentaux
  • L’absence (ou quasi-absence) de coopération entre les industriels et ce que ce soit au sein de l’USC ou avec les chantiers navals privés. La mise en place d’une production concomittante d’un même design au sein de plusieurs chantiers navals relève du parcours du combattant (voire de l’impossible) chaque chantier défendant avec vigueur son pré carré/sa spécialité
  • Des questions financières et comptables: lorsque l’armée passe commande d’un navire, un contrat avec un prix fixe est établi, ce contrat comprenant un prix pour les sous-systèmes embarqués à bord du futur navire. Vu les lenteurs de production au sein des chantiers navals ainsi que l’emploi de nouveaux systèmes au sein des navires; les chantiers navals se retrouvent avec des contrats qui débouchent sur des pertes (cette situation se retrouve également dans l’aéronautique) puisque l’inflation et l’évolution des coûts d’acquisition des équipements embarqués ne sont pas pris en ligne de compte, ceci couplé aux délais de production à rallonge font littéralement exploser le coût de production par rapport au prix fixe négocié initialement.
  • Les financements fournis par l’état russe sont également problématiques; il n’y a pas un plan d’entretien cohérent des navires en service, chaque navire devant passer en révision étant soumis à un contrat avec un chantier naval, ce dernier pouvant varier selon la flotte à laquelle le navire est affecté. De plus, l’achat et l’acquisition de pièces de rechange passe également par un système de contrats passés par les chantiers navals aux équipementiers et soumis à la libération de financements par l’état russe. Ce système est lourd, complexe et onéreux tout en faisant de chaque révision générale d’un navire, un travail unique et plus long à réaliser en comparaison avec un plan d’entretien standardisé au sein de centres spécialisés.

Le dernier point soulevé met en exergue le fait que comme souvent: « La Russie est sa meilleure ennemie« ; de part cette structure complexe et lourde ainsi que cette absence de gestion centralisée et correctement planifiée: un temps précieux et des moyens importants sont perdus dans les méandres du complexe militaro-industriel. Gageons que ces moyens en sont pas perdus pour tout le monde néanmoins, le fait que ce point soit soulevé (ou tout du moins abordé) dans le document est intéressant puisqu’il met en lumière une certaine volonté de changement; encore une fois il est à voir si cette volonté restera une déclaration d’intention ou ira plus loin.

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Le Piotr Velikiy, un navire de la classe 1144.2 Orlan. Photo@Wikipedia.com

Autre point qu’il faut aborder; c’est l’absence relative (voire quasi-complète) de coopération internationale au niveau de la construction navale russe. Le contexte géopolitique mondial ne se prête pas à une collaboration avec les chantiers navals russes alors que ces derniers disposent notamment de certaines compétences reconnues dans des secteurs bien précis (notamment la navigation en milieu polaire). Néanmoins, il est quand même intéressant de voir que la coopération sino-russe est plus qu’au beau-fixe ces derniers mois et la Chine a fourni des motorisations pour certaines corvettes russes tout comme un important groupe chinois de l’acier veut monter une fonderie spécialisée en aciers pour la construction navale près du chantier naval Zvezda à Bolshoï Kamen. Evidemment, la Chine ne fait pas uniquement ça pour les beaux yeux des russes, mais il s’agit de développements sur lesquels il faudra garder un oeil: la construction navale chinoise se porte très bien et les deux pays pourraient retirer un avantage substantiel d’une collaboration accrue dans ce secteur.

Domaine non-abordé tant qu’à présent mais qui est un des moyens de développement envisagé dans la stratégie: l’exportation. La Russie n’est pas apte à fournir tous types de navires (elle n’est pas capable d’assurer l’intégralité ses propres besoins) mais certains créneaux lui laissent une marge de manoeuvre pour obtenir des contrats à l’export générateur de devises. Il s’agit notamment des créneaux suivants:

  • Les corvettes polyvalentes avec lanceurs UKSK
  • Les sous-marins diesels d’attaque
  • Les frégates

La Russie dispose toujours d’une base – relativement stable – de clients fidèles (Algérie, Inde, Vietnam, etc…) qui sont susceptibles de commander ce types de bâtiments pour équiper leurs propres armées dans les années à venir. Certains de ces pays ayant déjà des commandes en cours actuellement et/ou préparant en ce moment les commandes futures: ces acquisitions seront d’excellentes bouées pour les chantiers navals russes dans un contexte de financements étatiques se réduisant.

Au niveau de l’avenir en matière de construction militaire, la stratégie envisage trois hypothèses liées à l’économie et impactant le lancement de nouveaux navires;

  • L’hypothèse conservatrice: sur base d’un prix du baril tournant autour de $40, une croissance limitée du PIB (1,2% de moyenne entre 2018 et 2035) et un apport financier restreint de l’état russe. Si cette hypothèse se concrétise: toutes les commandes potentielles de navires hauturiers sont repoussées au-delà de 2035.
  • L’hypothèse moyenne: sur base d’un prix du baril tournant autour de $60, un PIB qui croît de manière raisonnable (2% de moyenne entre 2018 et 2035) et une implication financière accrue de l’état russe qui entraîne une demande importante de productions navales. Dans cette hypothèse, les projets militaires en cours seraient achevés à l’horizon 2022 avec la capacité pour le MoD de passer commande de nouveaux navires à partir de 2022.
  • L’hypothèse optimiste: sur base d’un prix du baril tournant autour de $75, un PIB qui croît de manière soutenue (3,4% en moyenne) et une très forte demande de productions navales. Dans cette hypothèse, on peut s’attendre à la commande de navires hauturiers dès 2020.

Chose amusante, les hypothèses moyennes et optimistes ne diffèrent presque pas au niveaux des résultats malgré les différences des marqueurs économiques impliqués. Selon le document, les industriels russes restent prudents en envisageant une hypothèse intermédiaire entre l’hypothèse pessimiste et l’hypothèse moyenne (pourquoi faire simple lorsqu’on peut faire compliqué?): les navires de petites tailles seront achevés en 2025 (ce qui semble largement réalisable comme nous l’avons vu auparavant) tandis que les navires hauturiers neufs ne seront pas commandés avant cette même période.

Pour donner une idée du prix du baril et de son impact potentiel sur la construction navale militaire russe; en date du 19/07, le baril de Brut de l’Oural (norme de référence en Russie) est de $70,11. Si cette valeur venait à se maintenir sur le long-terme, on se retrouverait entre l’hypothèse moyenne et l’optimiste; ceci étant à mettre en perspective avec l’évolution de l’économie russe et la volonté (ou non) d’investir dans le secteur de la construction navale. Néanmoins l’état russe est conscient du côté « volatil » du prix du baril et le budget de l’état, confectionné sur une base prudente d’un baril à $43,8, sera ajusté sur un baril à $50; le supplément sera simplement ajouté au budget de l’état et redistribué en fonction des besoins.

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L’Admiral Chabanenko sera-t-il modernisé à l’instar des autres navires classe 1155/1155.1 Udaloy? Photo@Wikipiedia.com

Enfin, il est parfaitement évident que les industriels derrière cette stratégie sont conscients que les contrats militaires sur lesquels ils se reposaient en bonne partie pour assurer leur survie vont devoir faire une croix sur tout ou partie de ces budgets. Avec la fin de la production de certains navires, de la place va se libérer dans les chantiers navals et si l’état russe maintien son désengagement financier dans la construction navale militaire, il est clair que tout le secteur va souffrir à moins de se retrouver des débouchés dans la construction civile. A ce petit jeu, ce sont les chantiers navals récemment modernisés (ou en cours de modernisation) qui seront les plus aptes à gérer cette transition vers une construction navale tournée principalement vers le secteur civil/commercial. Il reste à voir si le gouvernement russe forcera le secteur à se restructurer « dans la douleur » ou si une voie médiane sera trouvée permettant de faire travailler tout le monde en minimisant l’impact sur le budget de la défense russe. Vu le GPV en cours, ceci semble relever de la quadrature du cercle.

En conclusion

Alors, assistons-nous à la fin de la Marine Russe? Le titre de l’article était volontairement provocateur vu les changements auxquels la Marine Russe ainsi que la construction navale russe se retrouvent confrontés. Le trou capacitaire maintes fois mise en avant par nombres d’analystes se confirme bel et bien au niveau de la flotte hauturière mais il semble que la Russie ne s’en soucie que partiellement. Au contraire, la flotte de taille plus modeste après des années d’errances semble enfin bénéficier de la modernisation attendue permettant d’envoyer à la retraite des modèles soviétiques à bout de souffle.

On l’a vu tout au long de cet article, la Marine Russe change et la production navale russe est actuellement occupée à tourner définitivement la page de l’ère soviétique (il serait temps, nous sommes en 2018) en se transformant fondamentalement. Cependant, cette transformation voit une capacité de production navale tournée majoritairement vers la production de navires militaires contrainte de se transformer en production de navires civils et commerciaux ces derniers permettant d’apporter des capitaux utiles pour l’économie russe et surtout pour assurer la survie des chantiers navals.

Le GPV 2018-2027 ne fait qu’acter ce qui a déjà été initié par le GPV 2011-2020; la transformation de la Marine Russe en une force hybride composée d’une flotte hauturière (Blue Water Navy) réduite et modernisée issue de l’URSS (Orlan/Atlant/Udaloy) à laquelle va s’adjoindre des frégates modernes en nombre restreint (Gorshkov/Super-Gorshkov/Grigorovitch) et enfin une kyrielle de corvettes équipées de lanceurs UKSK permettant l’emploi de missiles Oniks/Kalibr-NK/Tsirkon (pas avant 2025 pour ce dernier) ces navires étant adaptés au nouveau statut de marine littorale (Green Water Navy) qui correspondra mieux aux équipements disponibles au sein de la Marine Russe d’ici à 2027.

Cependant, les choses ne sont pas amenées à rester ainsi définitivement; la stratégie de la construction navale russe d’ici à 2035 jette les jalons de ce que sera la capacité de production russe dans les années à venir: le civil/commercial aura une part prépondérante notamment pour compenser les sommes massives investies dans ce secteur par l’état russe. Il est néanmoins assez clair que la modernisation des chantiers navals et des méthodes de production réalisé actuellement en Russie n’est pas sans intérêt pour les militaires et le gouvernement: vu l’importance du domaine militaire dans le maintien du niveau d’emploi, il est impensable d’abandonner le secteur de la construction navale sans en subir les conséquences politiques. A la fin de cette période de modernisation des installations les plus importantes, la capacité de produire des navires de grandes taille et de fort tonnage sera de nouveau accessible à la Russie et cette dernière pourra être mise à profit dès que le besoin s’en fera sentir.

La Russie et l’URSS avant elle n’ont jamais été des puissances maritimes, la marine à la Gorshkov étant plus un « accident de l’histoire » qu’une recherche de contrôle absolu des mers; la force sous-marine était et est toujours la branche navale de la triade nucléaire assurant la dissuasion russe ainsi qu’une première ligne de défense face aux groupes aéronavals américains, la flotte de surface avait pour but de protéger les bastions dans lesquels était basés les SNLE. Il en est – globalement – toujours de même actuellement même si la Marine Russe évolue et se transforme, la taille et le statut de celle-ci à l’époque Soviétique sont un lointain souvenir sur lequel il ne sert à rien de revenir en permanence. Les récents événements en Syrie ont vu l’emploi de navires de surface de plus petite taille pour assurer des frappes au sol avec des missiles Kalibr-NK. Certains observateurs parlent d’ailleurs de « Kalibrisation » de la Marine Russe; avec le déploiement généralisé de cellules universelles UKSK permettant l’emploi de ce type de munitions, même un navire de la classe d’une corvette peut devenir une menace crédible pour des navires de plus gros tonnage.

Les problèmes que rencontrent la Russie, sa Marine et la construction navale locale sont un conjonction de plusieurs facteurs à la fois internes et externes: économique, politique, organisationnel, sociétal, etc… Par contre, vu l’importance croissante que l’Arctique a dans la politique russe et vu le besoin de protéger les gisements gaziers et les routes commerciales: la Russie ne pourra pas faire l’impasse ad vitam sur des navires hauturiers et les navires logistiques nécessaire à ce type de flotte. Mais pour y arriver, outre la capacité financière et la capacité de production, il faudra une volonté politique claire ainsi qu’une vision précise des besoins: or la Marine Russe semble manquer cruellement d’un leadership apte à offrir cette vision précise des besoins. Il reste maintenant à voir si l’avertissement adressé par le GPV 2018-2027 et la stratégie pour la construction navale 2035 sera bien compris par les décideurs de la Marine Russe.

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Pour poursuivre la lecture;

Sur la flotte hauturière russe; le dossier suivant aborde celle-ci en détails
Sur les SNLE Izd 955/955A Boreï et le Bulava, c’est ici
Sur la modernisation des Izd 1144.2 Kirov, c’est ici
Sur le destroyer Izd 23560 Lider, c’est ici
Sur la modernisation de l’Admiral Kuznetsov, c’est ici