[Actu] Tupolev Tu-160: des tests et des soudures

Le Tupolev Tu-160 « Blackjack » (nom de code OTAN) ou « Белый лебедь » (Cygne Blanc) pour les russes est actuellement le plus gros bombardier du monde. Il est en dotation auprès des DA, la branche de bombardement des VKS (Force Aérienne) à raison de 16 exemplaires.

Jusqu’en 2015, le Tu-160 semblait être « condamné » à vivre une carrière opérationnelle tranquille avec une modernisation à mi-vie souvent retardée mais enfin planifiée et un remplacement, sous la forme du PAK DA, prévu pour arriver dans les unités à partir de 2019-2020.

Et pourtant, le 29 avril 2015, le ministre de la défense russe Sergeï Shoïgu lance un pavé dans la mare en annonçant le retour en production du Tu-160 (au standard modernisé Tu-160M2) avec l’acquisition envisagée de 50 appareils. Le calendrier annoncé étant très ambitieux puisque le prototype doit voler en 2018 et la production en série débuter en 2021.

Le Tu-160, fer de lance des forces stratégiques

Issu d’un programme lancé le 28 novembre 1967, le Tu-160 (Izd.70) est avant tout un design de Myashishchev qui sera repris et construit par l’OKB Tupolev; ce dernier raflant les mérites liés à l’appareil ainsi que le droit d’inscrire son nom dans l’histoire de l’aéronautique.

Le Tupolev Tu-160 est un bombardier lourd supersonique quadrimoteur à géométrie variable d’une masse maximale au décollage de 275 tonnes et pouvant atteindre la vitesse de 2.000 Km/h. Il dispose d’un rayon d’action théorique maximal de 13,950 Km et peut-être ravitaillé en vol; son endurance maximale en vol étant de 15 heures.

L’appareil dispose d’une motorisation consistant en quatre réacteurs Kuznetsov NK-32 groupés par paires largement espacés en-dessous de l’appareil en vue de libérer de la place pour les soutes ventrales. Il a souvent été dit que le coût de développement du NK-32 a été une des raisons de l’effondrement de l’URSS tant sa mise au point fut longue et onéreuse. Légende urbaine ou non, notre objectif n’est pas de prendre position sur la question.

On peut également signaler que l’appareil dispose de commandes de vols électriques quadruplées avec un système mécanique en back up, cependant l’avion étant naturellement instable le vol: le piloter avec les commandes mécaniques doit être un exercice extrêmement périlleux. L’emport offensif consiste en des missiles Kh-55SM, Kh-555, Kh-101 ou Kh-102 montés sur des lanceurs rotatifs, ces derniers étant placés dans deux soutes montées en alignement. Il n’y a aucun emport hors soute possible.

Le premier vol du prototype Tu-160 a eu lieu le 18 décembre 1981 avec Boris Veremey comme pilote. Nous y reviendrons.

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Le premier prototype (70-01) du Tu-160 peu avant son premier vol. Photo@auteur inconnu

Bien que prévu initialement pour être fabriqué à une centaine d’exemplaires et en différentes versions, la production, étalée de 1984 à 1994, s’achèvera après la fabrication de 3 prototypes (dont un statique) à Moscou et de 33 appareils de série à Kazan.

Les appareils construits à l’époque soviétique furent basés à Pryluky en Ukraine à partir de 1987 formant le 184ème TBAP. Lors de la chute de l’URSS en 1991, ce régiment disposait de 19 Tu-160 actifs, 6 autres Tu-160 étaient basés à Engels en Russie.

Et c’est là que l’histoire va s’emballer… En effet, l’Ukraine devenue indépendante se retrouvait avec 19 bombardiers stratégiques dont elle n’avait que faire et pas les moyens d’exploiter tandis que la Russie se retrouvait avec une micro-flotte presque inexploitable au vu de sa taille.

Sans rentrer dans les considérations politiques, ce n’est pas le but ici, les USA ne voulant pas se retrouver avec une nouvelle « puissance nucléaire » firent tout ce qui était dans leurs moyens pour se débarrasser des très encombrants Tu-160 ukrainiens. Nous ne rentrerons pas plus en détails sur cette période de l’histoire, elle sera abordée dans le cadre d’un dossier plus complet. Toujours est-il que les USA atteignirent leurs objectifs et pas moins de 10 Tu-160 quasi-neufs furent découpés sur place à Pryluky entre le 14 janvier 1999 et le 2 février 2001, un 11ème appareil (le « 26 Rouge« ) a survécu pour être exposé dans un musée à Poltava.

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Dans ce document on peut voir les annotations précises où « découper » un Tu-160 pour rendre ce dernier définitivement inexploitable.

Les Russes réussirent finalement après de longues et âpres négociations à récupérer 8 Tu-160, ainsi que 3 Tu-95MS et 575 missiles Kh55SM. En échange de quoi les ukrainiens virent leur dette à l’égard de la Russie réduite de 285 millions de dollars.

Avec les appareils récupérés en Ukraine, les DA se retrouvaient en 2001 avec 14 Tu-160 opérationnels. L’OKB Tupolev disposait à Zhoukovski de 6 appareils pour des tests dont 4 étaient encore opérationnels et il restait également deux Tu-160 quasi-complets sur les chaînes de montage à Kazan. Les DA firent l’acquisition d’un des deux appareils encore sur les chaînes. La flotte montait donc à 15 appareils disponibles.

Cependant en 2003, un Tu-160 fut perdu lors d’un vol de test après le remplacement d’un moteur. Pour compenser cette perte et en vue de garder un nombre suffisant d’appareils disponibles: il fut décidé de terminer le deuxième Tu-160 sur les chaînes de montage (livré en 2006) et de faire passer aux DA un des appareils de test de Tupolev, ce dernier étant préalablement remis au type. La flotte venait donc de se stabiliser définitivement à 16 appareils.

Et enfin, c’est le 30 décembre 2005 que fut signé le décret présidentiel admettant le Tu-160 au service actif dans les forces aériennes russes. Auparavant, il était toujours considéré en « test » bien qu’employé par les unités actives.

Il est évident qu’avec 16 appareils disponibles et une chaîne de modernisation en cours, le nombre d’appareils utilisables a toujours été restreint. C’est pourquoi l’annonce de l’arrivée du PAK DA était cohérente avec l’objectif de renouveler les capacités de bombardement russes… Et puis l’annonce du retour du Tu-160 est venu brouiller les cartes. Mais la question est large et sort du cadre de cet article.

Boris Veremey et le Tu-160 de Tupolev

Comme indiqué ci-dessus, l’OKB Tupolev dispose de ses propres Tu-160. Ces appareils, au nombre de 4, sont tous basés à Moscou Zhoukovski. Cependant, vu que le programme de Tu-160 a tourné au ralenti pour les raisons expliquées plus haut, il ne fut pas nécessaire de conserver autant d’appareils en service actif. Ces derniers furent donc abandonnés sur place.

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Prise de vue via Google Earth de l’aéroport de Zhoukovski qui permet de voir 3 des 4 Tu-160 employés pour des tests… Inutile de préciser qu’ils ne volent plus depuis longtemps. @Googleearth

Mais, et parce qu’il y a toujours un mais, un Tu-160 fait encore et toujours de la résistance. En effet, à côté des 16 Tu-160 des DA, il y a un 17ème Tu-160 actif en Russie actuellement.

Cet appareil répondant au nom de « Boris Veremey » (le nom du premier pilote de Tu-160) est exploité par l’OKB Tupolev et peut-être rarement aperçu en vol. Portant à l’origine le Bort « 63 Rouge« , ce Tu-160 a effectué son premier vol le 22 mars 1988. Il est toujours resté dans les mains de Tupolev et fut notamment présenté en 1995 au salon du Bourget portant le Bort « 342 Bleu« .

Dans le cadre de la modernisation aux standards Tu-160M (Izd.70M) et Tu-160M1: c’est cet appareil qui sert pour la validation du montage des nouveaux équipements permettant ainsi de ne pas immobiliser un des appareils en dotation aux DA. On peut d’ailleurs voir que l’appareil dispose de deux antennes proéminentes à l’arrière en-dessous du fuselage à hauteur de la dérive. Ces antennes dont on sait peu de choses serviraient à collecter des données en vol.

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Le 17ème Tu-160 en novembre 2016. On voit bien les deux antennes à l’arrière de l’appareil. Photo@Russianplanes.net

Vu les récents développements au niveau du Tu-160, il est plus que probable que cet oiseau rare le devienne de moins en moins dans les mois à venir.

La soudure du titane et la perte des compétences en Russie

On l’a vu auparavant, la décision de relancer la production du Tu-160 a été annoncée en avril 2015. Mais entre les annonces et les réalisations il y a souvent un monde de différences…

En effet, lors de la production originelle du Tu-160 les soviétiques avaient mis au point une chaîne logistique complexe où les éléments du Tu-160 provenaient de plusieurs usines en Union Soviétique. Fort logiquement à la chute de l’URSS, une partie des centres de production se retrouvèrent hors de la Russie. Certaines usines se retrouvant notamment en Ukraine, entraînant de facto une perte de capacités pour les russes.

Ajoutons également divers éléments qui pèsent lourd dans la relance de la production:

  1. Le Tu-160 a été conçu dans les années 70. A l’époque où tout le design et les documents étaient encore sous forme analogique. Une relance de la production va donc entraîner une longue et coûteuse digitalisation de ces documents.
  2. Les moteurs NK-32 ne sont plus produits depuis plusieurs années. C’est pourquoi en relançant le Tu-160, l’Etat Russe se retrouve contraint de relancer la production de ce moteur. Une version modernisée (le NK-32 série 2) était dans les cartons depuis longtemps, ce sera cette dernière qui équipera à la fois les avions neufs et les avions déjà en service.
  3. L’usine de production de Kazan (KAPO) doit recevoir de lourds investissements pour former sa main d’oeuvre et se rééquiper intégralement en machines-outils modernes.
  4. Le problème de la poutre centrale en titane. Le Tu-160 est construit autour d’une poutre centrale en titane sur laquelle vient se greffer les différentes parties du fuselage.

Et c’est sur ce dernier point que le problème se pose. En effet, outre la poutre centrale en titane le Tu-160 dispose également d’une pièce centrale (voir schéma ci-dessous) où se réalise la jonction fuselage/ailes. Cette pièce devant subir de fortes contraintes de par la présence du mécanisme de variation de la géométrie des ailes et les contraintes de structure de l’appareil est composée quasi exclusivement de titane.

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Schéma montrant les principaux composants d’un Tu-160. La pièce centrale problématique est clairement visible. @Auteur Inconnu

Or, la soudure du titane nécessite une chambre spécifique sous vide pour pouvoir être soudé de manière à obtenir les caractéristiques mécaniques nécessaires pour assurer l’intégrité de la structure de l’appareil. Cependant, vu l’arrêt de la production peu après la chute de l’URSS, la chambre en question a été partiellement démontée et revendue… Le gain à court terme devant certainement intéresser les responsables d’usine peu scrupuleux.

Elément corroborant la problématique; les seuls Tu-160 ayant été complétés depuis la chute de l’URSS furent ceux dont ladite pièce centrale était déjà montée et équipée. On le voit également avec les prototypes prévus (3 appareils) pour le Tu-160M2 ce sont des avions dont ces parties critiques sont déjà existantes.

Une relance plus large de la production passant obligatoirement par la construction intégrale de nouveaux fuselages, la question du titane et de ses soudures devenait cruciale.

Or si l’on en croit cet article la question est en passe d’être réglée. Les crédits viennent d’être alloués pour la remise en état de la chambre sous vide, son adaptation aux besoins contemporains ainsi que pour la formation des équipes chargées de l’employer. Une fois celle-ci effectivement remise en marche: le projet de Tu-160M2 aura alors passé la principale pierre d’achoppement le bloquant encore. La date d’un premier appareil de série neuf en 2021 devenant de plus en plus crédible.

Par contre et comme le dit clairement l’article cité, sans capacité de soudure du titane: pas de retour du Tu-160 en production… Ce matériaux composant pas moins de 38% de la structure de l’appareil!